De Seine en Seine musicale

Douze ans après l’abandon de la Fondation Pinault dans la mythique île Seguin au profit de Venise, l’ancien fief Renault prend peu à peu son niveau visage.
A commencer par la « Seine musicale », dite familièrement « l’Oeuf », un petit nom qui ne rend pas justice à cet ovni architectural : posé à la pointe aval de cette île boulonnaise elle-même en forme de paquebot, entouré de trois côtés par la Seine, on aperçoit de très loin cet imposant navire tout en rondeur.

Le ciel reflète ses mille couleurs sur les « vitraux » de verre à travers la résille de bois (pin blanc) qui les structure, tandis qu’une large voile de panneaux voltaïques, montée sur rails, en fait le tour en suivant la course du soleil (quand il y en a). Le tout cosigné par les architectes Shigeru Ban (japonais) et Jean de Gastines (français), déjà associés (avec un tiers) pour le musée Pompidou-Metz.

Cette spectaculaire réalisation pilotée par le conseil départemental des Hauts-de-Seine se chiffre à 170 millions d’euros (budget raisonnable), et comme le proclame fièrement le conseil, elle est « la  première institution culturelle française résultant d’un partenariat public-privé » (PPP incluant Bouygues, TF1, InfraVia et Sodexo). Faut-il en être si fier ? Les PPP n’ont pas très bonne réputation, car ils finissent par coûter cher à l’Etat donc au contribuable. Et ne font qu’accentuer le mouvement actuel tendant à offrir au privé nombre de réalisations culturelles, histoire pour l’Etat de s’en débarrasser : ainsi la fondation Vuitton édifiée dans le bois de Boulogne inconstructible (loi détournée grâce au fameux « cavalier législatif »), ou les Serres d’Auteuil offertes par la mairie de Paris à une fédération de sport privée au nom du  sport bizeness. L’Etat vient en outre de combler monsieur Arnault en lui confiant le Musée des Arts et Traditions populaires voisin de sa fondation, tandis que son principal rival hérite de la Bourse du Commerce via la mairie de Paris. Parallèlement, les crédits consacrés au Patrimoine par l’Etat sont tombés de 1,2 milliard d’euros en 2010 à 750 millions en 2015.

Attention donc au mélange des genres, et à cet égard on peut avoir quelques craintes sur la transformation entreprise par le même conseil départemental au Musée Albert-Kahn, toujours à BB (Boulogne-Billancourt). Ce lieu charmant demeurait un peu trop à l’échelle de son créateur, ayant bâti là sa demeure et ses jardins du début du XXème siècle pour abriter sa fabuleuse collection mondiale d’autochromes. Foin du côté intime, il faut faire moderne, standardiser, commercialiser, nourrir (littéralement) les foules. Ce qui n’est pas sans rappeler le maire du XVIème arrondissement, monsieur Goasguen, nous disant il y a six ans à propos du Jardin botanique des Serres d’Auteuil : « Je ne lèverai pas le petit doigt pour le sauver ! Il n’y vient personne ! ». Personne, en effet, sinon les enfants des écoles venant y apprendre la botanique à longueur d’année, les apprentis architectes venant dessiner les grandes serres aériennes XIXème signées du grand Formigé, les touristes comme les riverains venant parcourir les allées ou s’asseoir sur un banc, à l’ombre des arbres, pour une ou deux heures de calme lecture.
Revenons à la flambant neuve Seine musicale siglée PPP, et précisons que la concession au privé ne durera que 30 ans, et que le maire de Boulogne, Pierre-Christophe Baguet, a offert gracieusement le terrain, soit un tiers de l’ile, au département pour un euro symbolique (lui faisant un cadeau de l’ordre de 60 millions), tandis qu’il a confié l’aménagement du reste de l’île au starissime Jean Nouvel.

L’auditorium. Photo: LBM

Tout cela permettant de structurer l’ensemble autour de deux salles de spectacle : la grande salle –la grande seine- de 4 000 à 6000 places destinée aux musiques électroniques, et l’auditorium de 1150 places dévolu au classique. Leur design est fondamentalement différent : look « noir c’est noir » pour la première, des sièges au plafond à l’impressionnante cage de scène de 36 mètres de large sur 40 mètres de profondeur ; design « auditorium new age », inspiré de la Philharmonie de Berlin, pour la seconde, avec balcons entourant la scène sur quatre côtés (comme à la Philharmonie de Paris avec ses 2400 places ou au nouvel auditorium de Radio France avec ses 1461 places), fauteuils rouges, plafond en nids d’abeille de carton, et acoustique signée Nagata Acoustics (assisté de Jean-Paul Lamoureux), comme à l’auditorium de la Maison de la Radio, gage d’excellence.

La programmation de l’auditorium est essentiellement confiée à Laurence Equilbey,
célèbre chef d’orchestre fondatrice de l’ensemble vocal Accentus, qui a fondé également en 2012, avec l’aide du conseil départemental, Insula orchestra, une phalange interprétant le répertoire classique sur instruments d’époque.
Quant à la direction générale de la Seine musicale, elle est confiée à Jean-Luc Choplin (doté, dit-il, de « l’oreille absolue » généralement réservée aux musiciens !), décision qui a déjà fait pas mal de bruit, car il s’agit d’un grand professionnel devant s’avérer capable de relever le défi de faire du lieu un grand pôle multiculturel. Son parcours, plutôt iconoclaste, l’ayant mené à côtoyer Robert Wilson (aux Fêtes musicales de la Sainte-Baume) ou Roland Petit au ballet de Marseille, puis Rudolf Noureev à l’Opéra National de Paris. Puis il s’envole pour Los Angeles et atterrit à Disneyland, revient à Paris (en 2000) direction Les Galeries Lafayette, et après un stop à Londres, prend durant une dizaine d’années la direction du Châtelet, qu’il transforme en annexe de Broadway.
Aussi peut-il frapper un grand coup en inaugurant « La grande seine » le 21 avril par un concert Bob Dylan (au Zénith la veille). Quant à Laurence Equilbey, elle nous prépare pour mai « La Création » de Haydn, dans une mise en scène du très décoiffant « Fura dels Baus » catalan.

Structure résille en bois de la Seine musicale ©LBM

En fait les responsables du conseil départemental des Hauts-de-Seine ayant promu la « Seine musicale » aiment à se rêver comme l’équivalent, pour l’ouest de Paris, de ce qu’est la Philharmonie à l’est. Or non seulement les installations et la programmation sont très sensiblement différentes, mais en réalité il existe déjà d’autres places fortes musicales non pas certes sur la Seine, mais le long du fleuve, telle la Maison de la Radio ou le Théâtre des Champs-Elysées (TCE). Parfois même, il existe une complicité entre les deux maisons, la première s’installant chez le second, comme en ce jeudi 2 mars dernier, où nous étions conviés à une coproduction du « Stabat Mater » de Rossini (très opératique), précédée de l’élégante « Symphonie n°3 » de Schubert. Chef US et Orchestre National de Radio France vibrants, distribution raffinée, et puis le chœur de Radio France. Ah le puissant chœur des hommes dans l’Amen final ! Inoubliable ! Au final, lors des applaudissements déchainés, j’ai entendu mon voisin s’écrier : « C’est le plus beau « Requiem » que j’ai entendu de ma vie ! ». Il s’agissait d’un « Stabat Mater », mais peu importe !

Autre moment inoubliable, toujours au TCE, dimanche dernier, l’opéra de Verdi « Simon Boccanegra » donné en version de concert. Les opéras en version de concert –interprètes en rang d’oignons de part de d’autre du chef face à l’orchestre déployé sur la scène- vous réconcilient avec l’humanité, car ils prouvent que les spectateurs sont capables de déguster la musique et les voix seules, donc l’essence même des œuvres lyriques. Le public du TCE archi complet hurlait son bonheur d’entendre une œuvre rare dans une telle distribution, avec notre baryton national Ludovic Tézier dans le rôle titre de Simon, et l’immense soprano dramatique américano-canadienne Sondra Radvanosky (interprète des 3 reines de Donizetti au Metropolitan Opera en 2016). Voilà ce que peut donner une coproduction entre l’Opéra de Monte-Carlo et la série « Les Grandes Voix-Les Grands solistes » ! Elle se programme trois ans à l’avance…
Notons que la soprano interprètera le rôle titre d’« Aida » de Verdi aux Chorégies d’Orange en août prochain.
Et saluons l’avènement de la « Cité musicale » boulonnaise, nouveau vaisseau de la chaine musicale de Seine en Seine !

Lise Bloch-Morhange

La Seine Musicale
Maison de la Radio
Théâtre des Champs-Elysées
Les Grandes Voix
Les Chorégies d’Orange

La « Seine musicale » en plan large. Photo: Lise Bloch-Morhange

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2 réponses à De Seine en Seine musicale

  1. Marie dit :

    Chère Lise,
    L’Etat est parfois un piètre gestionnaire – je suis bien placée pour le savoir – et il a cru que les PPP seraient un moyen de faire coup double : transférer la gestion au privé et alléger l’addition pour le budget public. Las, ça n’a pas toujours fonctionné mais ne rejetons pas tout d’un bloc. D’une part, sans l’intervention du privé, un certain nombre de projets n’auraient jamais rencontré leur public, voire n’auraient jamais existé. D’autre part, le récent exemple de l’exposition Chtchoukine a démontré les talents – avec les moyens correspondants – que sait déployer l’initiative privée. Le quotidien Le Monde qu’on ne saurait soupçonner de collusions avec LVMH a d’ailleurs cruellement comparé l’impréparation et l’indigence du projet Vermeer avec la qualité du travail effectué par la Fondation Louis Vuitton.
    Alors, chère Lise, ne regrettez pas les initiatives privées : l’Etat n’a malheureusement plus les moyens de satisfaire la totalité de vos aspirations culturelles.

    Par ailleurs, les lecteurs des Soirées de Paris pourraient tous témoigner de votre indéfectible loyauté vis-à-vis des Serres d’Auteuil. Vous n’avez heureusement pas choisi d’y planter votre tente comme les irréductibles opposants à l’aéroport Notre Dame des Landes qui y campent, génération après génération, depuis près de 40 ans… Mais de grâce, ne saisissez pas chaque occasion de nous rappeler le sort funeste des Serres comme s’il s’agissait de célébrer le crépuscule de Paris. Les Soirées de Paris doivent continuer à nous permettre de célébrer l’aurore chaque matin.

  2. Chère Marie,

    à chacun ses convictions, heureusement!
    La main mise du privé sur la culture ne me réjouit pas, et la mise en cause des PPP ne date pas d’aujourd’hui, je vous renvoie par exemple à cet article:
    http://blog.mondediplo.net/2007-09-08-Les-Partenariats-Public-Prive-PPP-sont-nuisibles
    Quant à la fondation Vuitton, si vous m’avez bien lue, c’est son existence même dans le bois de Boulogne que je mets en cause, pas ses expositions. On aurait pu, on aurait dû la construire ailleurs.
    Enfin, n’oubliez pas que je termine mon article en célébrant deux soirées inoubliables au Théâtre des Champs-Elysées, qui auraient réjoui Apollinaire soi-même! Et j’en annonce beaucoup d’autres ici et là…

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