Je ne sais pas pourquoi ces deux films récents, « Manchester-by-the-Sea » et « Moonlight », qui m’ont laissé une forte impression, persistent à rester liés dans ma tête, alors qu’ils sont si différents. Certes il s’agit de deux films américains, le premier situé sur la côte Est, alors que le second se déroule en Floride. Et ce sont l’un et l’autre des films exigeants, demandant au spectateur une lente et patiente implication (2h18 pour le premier, 1h51 pour le second). Mais surtout, les deux films tournent autour d’un lourd secret, qui bien que totalement différent, les structure entièrement. En tout cas leur succès, en ces temps de « La La Land » insipide, a de quoi nous réjouir.
On pourrait se contenter de résumer ainsi l’intrigue de « Manchester-by-the-Sea» : à la mort prématurée de Joe Chandler, son frère cadet Lee, désigné tuteur légal de son neveu Patrick, doit retourner dans sa ville natale, Manchester-by-the-Sea. Il devra y affronter à la fois son neveu et le passé qu’il avait fui. Même si ce résumé n’est pas faux, il fait injure au cinéaste Kenneth Lonergan, auteur de ce scénario original, qu’on imagine né à la fois de tel ou tel fait divers et de ces peurs profondes tapies dans l’inconscient de tous les parents. Le remarquable scénario s’explique par le parcours de ce natif du Bronx (né en 1962), qui s’est fait connaître sur la scène newyorkaise comme dramaturge (comblé de multiples récompenses), et s’est contenté, pendant un certain temps, de collaborer avec des cinéastes comme scénariste, notamment sur « Gangs of New York » de Scorsese. Lorsqu’il est passé derrière la caméra en 2000 avec « You can count on me », tout s’est à peu près bien passé jusqu’au prochain film, « Margaret », sorti en 2011 après des démêlés hollywoodiens ubuesques, ce qui explique que « Manchester » vienne cinq ans plus tard.
Les premières images nous montrent un « homme à tout faire » faisant son boulot : déboucher des toilettes, visser une ampoule, vider les poubelles, dégager l’entrée d’un immeuble de la neige accumulée, une neige épaisse sur fond de briques rouges signant les hivers bostoniens. Rien de plus banal, de plus humble, même, d’autant que l’homme n’a pas l’âge du job : la trentaine passée, yeux bleus et cheveux bruns, avec quelque chose d’étrangement sérieux dans le regard. On se demande évidemment pourquoi il s’astreint à tant d’humilité, mais on doit se contenter d’un seul indice : au bar du coin, il s’en prend brusquement et violemment, physiquement, à des clients inconnus qui le regardent un peu trop fixement.
Bientôt, Lee reçoit un coup de téléphone, répond qu’il sera là dans une heure et demie, et nous voilà embarqués avec lui dans sa voiture, par des routes enneigées longeant l’océan, bordé de ces maisons en bois aux couleurs pastels si typiques du Massachussetts. Ces plans de l’océan et des maisons en bois vont se répéter tout au long du film, lui donnant sa saveur, ancrant notre héros dans ce paysage familier. Tandis qu’il conduit, un des premiers « flashbacks » nous le montre sur un bateau, un petit caboteur de pêche : il s’amuse à plaisanter et pêcher avec un petit garçon qui l’appelle « Uncle Lee », tandis qu’on aperçoit un adulte à la barre, qu’on comprend être le père du petit garçon. Au cours du film, les « flashbacks » vont s’enchaîner sans aucune transition dans la continuité du récit, présent et passé sur le même plan, nous demandant chaque fois un réajustement pour comprendre où nous en sommes (innovation que nous retrouverons dans « Moonlight »).
Lorsqu’il arrive à l’hôpital, il apprend que son frère est déjà mort d’une crise cardiaque. « Il est déjà mort ! », répète Lee avec une sorte d’incrédulité, face au personnel de l’hôpital. Il n’a pas pu arriver à temps. Durant les échanges qui suivent dans un climat de terrible sympathie, la même incrédulité persiste sur son visage. Il demeure calme, prend son temps, comme s’il essayait de réaliser ce qui se passe. Cette séquence est d’une grande justesse, et tous ceux qui dans leur vie ont affronté la mort d’un proche, surtout si elle était prématurée, s’y retrouveront. Que doit-on faire ? Pourquoi n’est-on pas arrivé à temps ? Quelles démarches doit-on entreprendre ? Où est le corps ? Peut-on le voir ? Veut-on le voir ? Tout ce désarroi passe dans le regard bleu un peu hébété de Casey Affleck, durant ce temps hors de la réalité.
Et c’est avec la même justesse de ton, le même souci des détails profondément sentis, que Kenneth Lonergan nous entraîne dans cette recherche du temps perdu avec Lee. L’enterrement, par exemple. Tout enterrement, on le sait bien, est une occasion de se retrouver, pour les gens de la famille et les amis. Mais dans ce cas, nous comprendrons plus tard ce que ces retrouvailles représentent pour Lee et ses proches.
Nous comprendrons aussi plus tard à quel point il est difficile pour Lee de se retrouver dans sa ville natale, et son refus obstiné d’assumer le rôle de tuteur de son neveu, explicitement voulu dans le testament de son frère. Ce qui nous vaut un affrontement mêlant les larmes et l’humour, et un superbe portrait d’adolescent.
En fait, il faut pratiquement une heure au cinéaste pour nous révéler le terrible secret qui hante Lee. Et pour respecter le désir du cinéaste, il n’est pas question de le révéler. Mais nous le recevons comme un véritable coup de poignard, en nous disant que nous n’avons jamais connu une telle expérience au cinéma.
J’ai vu le film deux fois, la seconde en compagnie d’une amie américaine, et lorsque nous nous sommes sorties de la projection, mon amie était en larmes : « Quelle histoire atroce ! » disait-elle. Et moi de répondre : « Mais non ! C’est l’histoire d’une reconstruction ! ». En fait, le grand art de Lonergan est de nous faire sentir la complexité infinie des destinées humaines.
Avec « Moonlight », nous quittons les neiges et l’océan Atlantique pour les chaudes rives de la Floride, dans un quartier noir difficile de Miami. Nous ne comprenons pas vraiment pourquoi, dans la scène d’ouverture, un petit garçon est pourchassé par une bande de jeunes gamins fort agressifs. A bout de souffle, terrifié, il se réfugie dans une sorte de hangar. Nous ne savons pas non plus comment un adulte vient à passer par là et à deviner que l’enfant s’y cache. En tout cas, il met longtemps à le décider à le suivre puis à monter dans sa belle décapotable clinquante, l’enfant étant aussi muet qu’une bête sauvage. Grand et bel homme souriant, très « tchatcheur », les cheveux enserrés dans un foulard et diamant à l’oreille (magnifique Mahershala Ali), l’adulte ramène l’enfant muet chez lui, et sa compagne met une belle assiettée sur la table. L’enfant mange sans rien dire, suivant les adultes des yeux. La caméra plonge dans son regard pendant un temps infini, comme on ne se rappelle pas l’avoir vu jusqu’ici à l’écran. Ces plans infinis, fouillant l’âme des personnages, constituent la signature du film, tout comme ces images caressant leurs corps selon une constante chorégraphie.
Produit de façon indépendante, notamment par Brad Pitt, « Moonlight » est le quatrième film du cinéaste noir Barry Jenkins, né à Miami en 1979, dont l’œuvre est consacrée à sa communauté. Il a choisi en l’occurrence d’adapter un roman décrivant le parcours de Chiron, un gosse à l’enfance plus que difficile, qui tente de trouver sa place et son identité dans ce monde de l’enfance à l’âge adulte. Lui aussi possède un secret qui se révèlera peu à peu, et éclatera vers la fin de façon poignante. Le premier tiers du film tourne autour de la relation de l’enfant avec son sauveur, qui va lui servir de père puisque sa mère vit seule, ses relations avec sa mère droguée étant plutôt terrifiantes. La plus belle scène du film étant sans doute celle qui lui donne son titre, lorsque vers le début, Juan, son sauveur, l’entraîne dans la mer, sous les étoiles, et lui tenant la tête, lui apprend à faire la planche, donc à lui faire confiance. Beauté des corps caressés par la mer sous la lune… On pourrait penser que cette scène, comme d’autres, veut opposer la beauté de la nature à la cruauté du monde, mais ce n’est pas si simple, puisque le sauveur de Chiron se révèle être un trafiquant de drogue faisant régner la terreur sur son territoire.
A la réflexion, me revient la très belle scène de réconciliation de Chiron adulte avec sa mère, devenue cette vieille femme aux cheveux blancs désintoxiquée. Se pourrait-il que la scène centrale bouleversante de non réconciliation de « Manchester » (l’affiche du film) puisse un jour avoir une suite plus heureuse ?
Lise Bloch-Morhange
Des oscars moins blancs
La cérémonie des Oscars s’est déroulée dimanche dernier à Los Angeles, « La La Land » ayant recueilli 14 nominations (record détenu jusque là par « All about Eve » et « Titanic »), « Moonlight » 8 (ex aequo avec un film d’extra terrestres), et « Manchester-by-the-Sea » 6. Comment expliquer que les votants de l’ «Academy of Motion Picture » aient favorisé à la fois une pseudo comédie musicale lourdingue, le « struggle for life » épuré d’un pauvre petit noir de Miami et un drame d’une puissance saisissante ? Eh bien la quasi absence de nommés noirs ayant provoqué un vrai scandale l’an dernier, on a diversifié cette année la masse des votants, si bien que les habituels « blancs âgés » ont fait preuve de leur traditionnel mauvais goût (un peu comme aux Césars…) en affichant leur préférence pour la manichéenne comédie musicale, tandis que les nouveaux venus ont sélectionné 19 Afro-Américains dans les diverses catégories.
Au final, après un cafouillage rare donnant d’abord « La La Land » gagnant, « Moonlight » (3 oscars au total) a remporté la statuette du meilleur film, et Casey Affleck celle, également ultra méritée, de meilleur acteur pour « Manchester-by-the-Sea ». La pseudo comédie musicale devant se contenter de six statuettes (quand même).
Mais l’honneur de l’« Academy of Motion Picture » est sauf !
LBM
Merci pour cet excellent papier Lise!
Reflet exact de mon ressenti pour Manchester-by-the-Sea. je me précipite pour voir Moonlight.
Aïe Aïe Aïe… je n’ose pas écrire ce que je pense de ces deux soporifiques…
Donc, je vais me contenter de faire une contre-proposition pour tous les amis des Soirées… C’est un film qui n’est pas « marginal » puisqu’il a obtenu le Prix du Jury à Cannes 2016 (excellent cru !)… Son actrice principale fera beaucoup plus parler d’elle qu’Emma Stone et que tous les bellâtres réunis dans les films cités par Lise. Elle s’appelle Sasha Lane, et elle ne ressemble à personne… et surtout, on ne peut pas la catégoriser dans le jeu stupide blanc/noir…
Je n’aime pas, personnellement, qu’on précise « le cinéaste noir Barry Jenkins »… Dirait-on dit le « cinéaste arménien »Robert Guédiguian « ? Et je n’aimerais pas du tout du tout qu’on précise les origines ethniques de Claude Lelouch ou de Roschdy Zem. En France, on échappe encore (pour combien de temps ?) à la formule un « afro-français’…
Quant au film à voir , il s’appelle « American Honey ». Il est l’oeuvre de la réalisatrice anglaise (là, on peut le dire !), Andrea Arnold… qui n’a eu aucun oscar et c’est dire si elle a fait un bon film !