Denis Grozdanovitch ou le « Génie de la bêtise »

Essayiste passionné d’échecs, esprit des plus originaux maniant superbement la langue française, Denis Grozdanovitch est très apprécié de son fidèle lectorat. Il l’a conquis depuis 2002 grâce à son « Petit traité de désinvolture », puis fidélisé notamment grâce à « L’art difficile de ne faire presque rien», ou son « Petit éloge du temps comme il va » (2014). Il aime mêler anecdotes personnelles et considérations littéraires, philosophiques, poétiques, politiques même, prônant un mode de vie résolument à l’encontre de nos temps modernes.

Son dernier opus, tout juste publié, « Le génie de la bêtise » (Grasset), lui a valu la première page du « Monde des Livres » du 27 janvier dernier, autrement dit la gloire éternelle et plus de notoriété grand public.

Il est également connu de certains initiés pour son parcours, tout aussi original que ses écrits. Tout en poursuivant ses études secondaires, cet hédoniste né consacra les loisirs de ses années adolescentes à taper dans la balle jaune, jusqu’à devenir champion de France junior de tennis en 1963, un véritable exploit. Mais peu à peu, comme il me l’a raconté, il se rendit compte que quelque chose clochait chez lui, qui préférait laisser ses compagnons s’essouffler sur les courts de Roland-Garros, traverser l’avenue Gordon-Bennett et s’asseoir sur les bancs du jardin des Serres d’Auteuil pour se plonger dans ses chères lectures. Autant dire que reniant ses exploits de jeunesse, il n’a pas hésité à rejoindre mon « Comité de soutien des Serres d’Auteuil »…

Il revient d’ailleurs fréquemment dans ses écrits sur cette expérience « initiatique » qui devait se révéler absolument contraire à sa nature profonde, comme on peut le voir, une fois de plus, dans « Le génie de la bêtise ». Dans la première partie du livre, il nous révèle d’abord l’influence que trois personnages eurent sur sa vie, à savoir son père, Jacob et Valentin. Ce dernier, l’un des « lointains cousins de [sa] grand-mère Madeleine, en Touraine, » fut son « petit maître en idiotie ». Il était ce qu’on appelle communément un « simple d’esprit », comme il y en avait alors dans les campagnes (y en a-t-il encore ?), mais qui connaissait bien des secrets ignorés des autres sur les animaux et la nature. Grozdanovitch, dit Grozda, en parle de telle façon qu’on a le cœur serré lorsqu’on apprend que sa famille finit par mettre Valentin dans une institution psychiatrique où il mourut rapidement, pour avoir refusé de s’occuper des veaux en batterie installés par Gaston, « paysan de type brutal ».
Puis l’écrivain nous fait vivre les joyeux dîners de son enfance où ils jouaient à leur «  jeu de famille » bien à eux : « Il y avait – selon une gradation ascendante dans le dommageable – les imbéciles relatifs, les occasionnels, les permanents, les brutaux, les pervers. Mais enfin et surtout, il y avait les imbéciles supérieurs, catégorie sur laquelle mon père aimait à s’arrêter longuement et au sujet de laquelle il avait fini par développer une sorte d’expertise. » Sans aucun doute l’ingénieur des Mines qui « proposait un petit appareil plastique à placer au cul des poules afin qu’elles produisent des « œufs carrés » susceptibles de minimiser l’espace perdu dans le stockage » faisait partie de cette dernière catégorie.
Nous faisons alors connaissance de son camarade de lycée Jacob Epstein. Et avec le même souci de l’extrême détail avec lequel il nous restituait ses promenades avec Valentin ou les joyeux dîners familiaux, nous voilà pris dans les interminables joutes verbales que Jacob lui révèle, ces fameux « pilpouls » inventés par les anciens rabbins, véritable sport verbal juif, où l’humour règne en maître pour démontrer qu’il n’y a jamais de vérité unique, qu’on ne peut jamais conclure, et qu’il faut remettre perpétuellement en question ce qu’on vient d’affirmer. Une très utile, inoubliable et réjouissante initiation…

Denis Grozdanovitch. Photo: LBM

Puis l’écrivain, grand amateur de digressions, s’en excusant d’ailleurs régulièrement, invoque aussi bien Pierre Dac, La Bruyère, Dickens, monsieur Hulot, Jean Clair, Bergson, Gombrowicz, Valéry, qu’Italo Svevo et Alain Finkielkraut. Quel bonheur de retrouver le chef d’œuvre de Svevo, « La conscience de Zeno », qui avait ravi mes vingt ans, mais qui selon Grozda, serait en fait une joute engagée entre l’auteur et Freud, ce qui m’avait totalement échappé à l’époque ! Et quel plaisir d’apprendre comment récemment, lors de son émission « Répliques », diffusée en direct chaque samedi matin sur France Culture, Alain Finkielkraut resta tout simplement sans voix (est-ce vraiment possible ?) devant la frénésie du « scientiste dévot » de l’émission vitupérant le « sacro-saint principe de précaution » nous contraignant à éviter « l’innovation permanente ». Anecdote précédée de cette citation de Rémy de Gourmont : « « Instruisez un sot, vous amplifiez sa sottise ».
A ce stade, il est temps bien sûr d’en venir à « Bouvard et Pécuchet », dont l’auteur fait une exégèse éblouissante le menant tout droit à «L’idiot de la famille » de  Sartre, avec cette citation sartrienne en exergue : « Tout homme est bête à ses heures de la même façon que tout homme est mortel. » On sait que Sartre consacra plus de mille pages (inachevées) à Flaubert, et Grozdanovitch nous rappelle son approche de l’auteur de « Madame Bovary » : sachant que le père de Flaubert, chirurgien réputé de Rouen, traitait son fils « d’idiot de la famille » à cause de ses difficultés à apprendre à lire et écrire, Sartre défend la thèse que Flaubert devra trouver en lui-même la force de surmonter ce complexe d’infériorité pour laisser éclater son génie.

Nous abordons alors « Le paradis perdu de la bêtise », qui m’a semblé à la fois assez stupéfiant et peut-être le passage le plus original. Mais il faut se méfier de Grozda : comme ça, mine de rien, il vous assène une idée, une théorie, une fantasmagorie, allez savoir, sans que l’on sache s’il faut la prendre vraiment au sérieux. En tout cas, page 172, il nous dit avoir souvent pensé que les animaux « dans un très lointain passé paléontologique », avaient « inconsciemment choisi […] de ne pas développer plus avant la conscience réflexive », par sagesse, pour s’épargner « l’angoisse métaphysique ». « Sous cet éclairage, poursuit-il, ne pourrait-on envisager que l’attitude expressément bornée des gens réputés stupides soit animée d’une sourde et similaire volonté de régresser vers les époques lointaines où le démon de la curiosité n’avait pas encore étendu son pouvoir équivoque sur les hommes ? ».
On pense évidemment au fait que les animaux ne semblent pas obsédés par l’esprit de compétition qui anime l’homme, ni par le « toujours plus » qui les gouverne, ni par la conscience de leur mort, qui hante leur vie.
Et l’auteur de se référer, une fois de plus, à la prescience de Montaigne, notamment dans « L’apologie de Raymond Sebond » : « Il est aisé de voir que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit. Les bêtes qui la tiennent sous boucles, laissant aux corps leurs sentiments, libres et naïfs, et par conséquent uns, à peu près en chaque espèce, comme nous voyons par la semblable application de leurs mouvements
Ah si nous pouvions « tenir sous boucles » nos ambitions, nos angoisses, nos mesquineries, et rester « libres et naïfs » ! Ah si nous pouvions nous en tenir à « la sagesse animale » ! Mais non, nous nous croyons si intelligents, si malins, que nous ne sommes même pas conscients du leitmotiv « surprenant et réjouissant » du livre de Grozdanovich exprimé dans cet aphorisme de l’écrivain hollandais contemporain Matthijs van Boxcell (auteur de « L’encyclopédie de la stupidité »), placé en exergue de l’ouvrage:
« Nul n’est suffisamment intelligent pour comprendre sa propre stupidité ».
Stupidité qui nous amène à ignorer une des lois de la vie, que toute avancée se paie par un recul, et que « le progrès n’est la plupart du temps que le remplacement d’un inconvénient par un autre ! » (dixit le psychanalyste sexologue Havelock Ellis, né au XIXème siècle).

Que nous reste-t-il alors ? Tout simplement la prise de conscience que le bonheur se trouve dans les humbles petites choses quotidiennes, les « petits détails savoureux et poétiques », et non dans ces chimères chères à Madame Bovary, par exemple, autrement dit le recours au « sens commun ». Mais attention, comme le montrent les sages chinois, l’exercice du sens commun ne va pas de soi, il est enfoui en nous, il faut donc réinventer perpétuellement « cette vérité intime personnelle ».
L’écrivain italien Raffaele La Capria (95 ans !) définit le sens commun comme «un indéfinissable sens de la limite», ce qui permet à notre auteur de passer en revue les arts à l’aune de cette définition et de développer des idées pas du tout avant-gardistes !
Partageant avec La Capria la « nostalgie de la beauté », il se souvient qu’autrefois, aller à une exposition ou au musée ne nécessitait pas des explications sans fin sur les œuvres, que leur beauté s’imposait d’elle-même, et que les Impressionnistes ont été facilement acceptés parce qu’on pouvait rattacher leurs tableaux aux œuvres des siècles précédents, chose tout à fait impossible avec l’ART TRANSGRESSIF et les « installations » d’aujourd’hui. Et il ne se prive pas du plaisir de citer La Capria s’en prenant à un « mythe sacro-saint de notre époque », en trouvant « Les demoiselles d’Avignon » de Picasso « assez moches ». D’ailleurs La Capria cite les paroles du peintre anglais Francis Bacon : « Comment se fait-il que les peintres de la Renaissance nous soient à ce point supérieurs ? Ils le sont en tout, mais en ce qui concerne la composition, nous sommes par rapport à eux carrément ridicules ! ». Cela étant dit par le peintre contemporain devenu après sa mort le plus cher au monde !

La peinture laisse alors place à l’architecture : « Il semblerait qu’en l’occurrence nous ayons outrepassé largement, de façon presque démente dirais-je, les cadres les plus simples suggérés par le sens commun.». Et de pointer Le Corbusier, « le sinistre inventeur du fonctionnalisme et de l’espace minimal dans l’agencement de nos lieux de vie.» Un point de vue qui réjouira Marc Perelman, l’architecte urbaniste grand contempteur du Corbu (« Le Corbusier, une froide vision du monde », Paris, Éditions Michalon, 2015). Je dois dire pour ma part que lorsque je vois ce que les architectes font subir au quartier d’Auteuil-Les Princes à Paris, il y a de quoi se poser des questions. Notamment lorsqu’un architecte de renom n’hésite pas à associer son nom au stade de cinq mille places que la fédération de tennis et la Ville de Paris s’obstinent à vouloir construire dans ce chef d’œuvre architectural et paysager de la fin du XIXème siècle, ce miracle de beauté et de calme, que sont les Serres d’Auteuil.
Puis voilà notre essayiste s’en prenant aux excès du théâtre contemporain, oubliant au passage les mises en scène catastrophiquement modernes régnant désormais sur les scènes lyriques, où il faut faire systématiquement « jeune » et « actuel », comme si la musique n’était pas éternelle.
En conclusion, histoire d’éviter de conclure, il se pose cette grave question : la littérature peut-elle nous préserver de la bêtise humaine ? Et se garde d’y répondre.

Lise Bloch-Morhange

« Le Génie de la bêtise », par Denis Grozdanovitch. Grasset, 320 pages, 20€.

Denis Grozdanovitch et son chat Ricardo © DR

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4 réponses à Denis Grozdanovitch ou le « Génie de la bêtise »

  1. Bertrand Marie Flourez dit :

    « la littérature peut-elle nous préserver de la bêtise humaine ? »
    Comme Grozdanovitch, je me garderai aussi d’y répondre, mais constatons qu’elle a au moins le mérite de nous en montrer des aspects.
    Merci de cette recension.
    BM Flourez

  2. philippe person dit :

    Que pense Ricardo de la bêtise de son maître ?
    Dans bêtise, il y a bête… ce n’est pas sympa pour elles… Les bêtes sont-elles bêtes ?
    Je crois que le problème de la bêtise, c’est qu’elle a été supplantée par la connerie…
    Pour dire une bêtise, le combat de Grozdanovitch est obsolète. Il combat la bêtise qui n’est désormais qu’une forme mineure et bien élevée de la connerie.
    Quand De Gaulle a été battu en 1969, il n’a pas dit les « bêtes ! »… mais « Les cons ! »
    D’autant que Grozdanovitch écrit trop… ce qui n’est pas forcément bon signe…
    Je le lisais quand il était publié chez José Corti… Depuis il me saoule de son moi moi moi…
    Même Lise, d’ordinaire concise et précise, se dilue dans Grozda…
    Dommage, il y a chez lui des fulgurances. J’attends l’orpailleur qui fera le tri entre la logorrhée et les pépites…

    • Cher Philippe,
      j’ai un peu de mal à vous suivre: parce qu’il a publié deux livres chez José Corti (en 2002 et 2005), Denis Grozdanovitch aurait dû ensuite s’interdire de publier une dizaine d’ouvrages chez d’autres éditeurs?
      Par ailleurs je trouve que les anecdotes personnelles et les références littéraires qui panachent ses livres sont fort bien dosées… Pas d’inflation du moi…

      • philippe person dit :

        Je voulais dire que je le trouvais à son meilleur chez Corti…
        Depuis, mais c’est mon avis subjectif (pléonasme), il se répète et je pointe beaucoup d’auto-satisfaction dans sa prose. Je le répète, ce n’est que mon avis…
        Je conseillerai tout de même de lire de préférence le « Petit traité de désinvolture » et « Rêveurs et nageurs ».
        Et puis, au fond, avoir écrit ces deux livres c’est déjà énorme !

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