Novembre 1997… J’étais à moitié assis sur la pierre tombale. Ma fille et mon fils avaient entrepris de faire un bouquet en se servant des fleurs jetées dans une poubelle, non loin de là. « C’est quand même curieux, ta mère est enterrée au milieu de sa famille et non pas avec son mari. » Mon père ne me répondit pas. Sa mère ? La maladie l’avait emportée quand il avait six ans, ensuite il y eut une autre famille, d’autres enfants avant que mon grand-père ne rejoigne mes grand-mères en 1985. Mon père regardait ailleurs, la maladie avait entrepris son travail de sape sur son visage.
Mardi 27 novembre 1934…
Extraits des cahiers d’Antoine L. rédacteur au « Petit Courrier » (le matin)
Les gendarmes n’étaient pas peu fiers. Ils sortaient pour la première fois à bord d’une Peugeot 201 ce qui leur conférait d’emblée davantage de prestige que les tacots à capote survivants de la dernière guerre. Cela peut aider. S’il faut enquêter dans un village, mieux vaut savoir si l’on marche sur des œufs façon curé ou à la mode socialo. Les morts de la Grande Vendée de 1793, les massacres de la Grande guerre ou le simple corps d’un garde-chasse semblent suivre un jeu dont les règles semblent aussi insondables que les mémoires familiales. L’automobile longea un moment un mur jusqu’à une grille qui était ouverte. Bientôt le château apparut en contrebas du coteau.
Quatre gendarmes s’étaient déplacés ce matin après avoir reçu un appel téléphonique du maire du village. A l’orée du bois, un petit groupe s’agitait tout autour ce qui semblait être le corps d’un homme. « Bonjour monsieur le Maire, » l’Adjudant chef Collard salua réglementairement l’édile pendant que les trois autres gendarmes s’affairaient déjà autour du corps. C’était celui de René, un garde-chasse connu et respecté. Il était habillé comme à l’ordinaire d’une veste bleue à double rangée de boutons et des guêtres qui lui enserraient les mollets. Il était couché sur le dos un peu comme s’il avait été cueilli en plein vol. Il tenait son fusil de chasse d’une main ferme mais le canon était cassé en position de sécurité et les deux chiens des percuteurs n’étaient pas armés. Une balle l’avait frappé en pleine poitrine. « A quoi pensez-vous », interrogea Collard. « Il m’avait bien prévenu qu’un braconnier rôdait dans les parages, mais en cas d’arrestation mouvementée on aurait dû relever des dégâts dans le sous-bois, des branches cassées que sais-je ? » Le Maire ne cessait de gratter son abondante barbe noire soulignée de blanc. Seule certitude, René n’avait pas été tué par sa propre arme.
Extraits des cahiers d’Antoine L .(le 27 après-midi.)
« La mère est dévastée, Vous vous rendez-compte : le père tué on ne sait trop pourquoi, et sa fille, emportée moins de deux mois plus tôt par une maladie inconnue. » Je m’étais invité chez des voisins, les Girard qui m’ont servi un verre de breton, un vin noir violacé, d’un usage à surveiller. J’en sais quelque chose, tout gamin, un paysan m’en avait servi une lichette, je me suis retrouvé à barboter avec les canards. Le père Girard s’approcha de moi, sous de faux airs de confidence il me dit à voix basse : « Il y a eu une prise de bec entre René et son gendre, une dizaine de jours auparavant. Il l’a accusé de non assistance à personne en danger. Plutôt que de payer des messes aux curés, il aurait mieux valu qu’il paye des médecins. On dit que si elle avait été hospitalisée plus tôt à Nantes, elle aurait pu être sauvée. Mais pour son mari, c’est à Dieu de décider qui il va sauver. Peut-être qu’aussi cela lui coûtait moins cher! Enfin moi je dis ça, je dis rien ! »
Extraits des cahiers d’Antoine L. (le lendemain)
Le lendemain les gendarmes sont revenus pour poursuivre leur enquête, mais il s’avérait que le village était plutôt taiseux. Le corps du garde-chasse fut rendu à la famille. Commença alors la longue veillée du mort. Dans la chambre, que seules des bougies éclairaient la longue tenture de laine marron qui séparait le lit du reste de la pièce avait été enlevée. René dans son costume sombre reposait sur un lit typique de la région, lourd, haut comme un coffre. Régulièrement des amis, des voisins, se succèdent pour prendre place silencieusement sur des chaises disposées devant le lit. Les « moustaches » comme on aimait les appeler à l’époque s’étaient lancées dans une grande opération de recherche du fusil. Je demandais au père Girard s’il avait rapporté à l’adjudant-chef Collard ce qu’il lui avait dit sur l’altercation entre le garde-chasse et son gendre il me répondit : « ça dame, ils savent entendre quand il faut écouter. Il n’est pas nécessaire de semer davantage de doutes et de pleurs dans une famille qui n’en manque pas. »
Extraits des cahiers d’Antoine L. (épilogue)
Les gendarmes étaient venus en renfort pour visiter les fermes et les maisons. Ils cherchaient le fusil. Ils fouillèrent partout à commencer chez le gendre de René, guère plus causant qu’à l’habitude. Mais personne ne l’avait jamais vu le fusil sur l’épaule. L’hypothèse du braconnier demeurait la seule possible. Le gendre se remaria, plus tard il mourut en 1985. Après l’enterrement, on démonta le lit, le lit qui avait connut trop de veillée mortuaire, on y trouva un fusil de chasse, un modèle des années vingt sans doute.
Retour sur les cahiers d’Antoine L.
La vieille maison d’Antoine L. dû être vendue à bout de famille. On y trouva des stylos par dizaines, des gommes, des cartons où étaient entassées des découpes d’articles de presse. Et puis aussi des cahiers noircis par une écriture fine que le temps avait déjà attaqué. Ça ne va pas, je tiens dans les mains un acte notarié. René est mort deux mois avant sa fille et non après. Bien sûr il y eut ce Conseil de famille, mais c’est une autre histoire… elle aussi. Quant au fusil ? Ne serait-il pas ce qu’Alfred Hitchcock appelait un Mac Guffin, celui qui mène en bateau le spectateur pour mieux le perdre. Le fusil fut retrouvé comme je l’ai raconté ou pas, mais les certitudes mènent leurs vies, et justement le fusil retrouvé date du début du siècle… Cette histoire interroge la mémoire familiale. Il y aurait-il un lien entre la mort de René et celle de sa fille. Cette histoire n’est pas forcément fausse. Et puis ce Conseil de famille…
La force des soldats anonymes du destin. Je vous aime.
Bruno Sillard