Sur une carte postale du début du XXe siècle, on voit les ouvriers quittant la Manufacture d’Allumettes d’Aubervilliers. Ils sont nombreux, environ 200 hommes et femmes, et pressés semble -t-il. A priori les enfants n’y travaillent plus. Devenue monopole d’État depuis 1889, la fabrication des allumettes, 46 milliards en France en 1919, est davantage encadrée et les conditions de travail des allumettiers se sont considérablement améliorées.
Il faudra cependant attendre 1898 pour que l’utilisation du phosphore blanc dont les émanations pouvaient être mortelles soit interdite. En 1902-1904, les bâtiments d’Aubervilliers sont reconstruits et le site sera agrandit plusieurs fois dès 1910. Ce sont ces premières constructions que l’on aperçoit sur la carte postale : un grand portail bordé de deux pavillons, puis des ateliers à un niveau de part et d’autre d’une cour au fond de laquelle se dresse une haute cheminée. La forme en longueur de la parcelle est celle des lanières maraîchères. La première fabrique installée en 1867, classée dangereuse, était implantée au milieu des champs, ça n’a pas duré.
Témoins du savoir faire des ingénieurs de l’État, ces bâtiments conjuguent rationalisme et esthétique. Symétrie et simplicité des plans et décor des façades, apportés par un simple jeu de briques, en font des édifices suffisamment faciles à utiliser et charmants dans le paysage urbain pour traverser le siècle et trouver différentes réaffectations, quand le briquet jetable aura fait un sort aux allumettes. La Manufacture ferme en 1962. Jusqu’en 2010, elle sera occupée par La Poste et la Documentation Française qui modernise le site en remplaçant quelques bâtiments par deux immeubles de bureaux, (F. Dusapin et F. Leclercq, arch.), résolument contemporains, reliés par une galerie vitrée qui laisse voir en transparence la cheminée monumentale. Cette dernière, chef d’œuvre de l’ingénierie de la Belle Epoque s’élève à 45 mètres et possède un décor de briques polychromes très raffiné. Rare vestige des centaines de cheminées qui ponctuaient le paysage de cette banlieue industrielle, elle est protégée au titre des Monuments historiques depuis 2005. Repère urbain efficace, elle témoigne de l’histoire d’un quartier longtemps voué à l’industrie et aujourd’hui en pleine mutation, mais aussi de celle spécifique du site qui du reste a gardé son nom, Manufacture d’Allumettes.
Les 2,5 hectares du site vivent aujourd’hui leur troisième vie. Une partie est désormais occupée par les services municipaux et Pôle Emploi et une autre par des ateliers de Chanel. A l’arrière, des bâtiments encore inoccupés ont un temps attiré le cinéaste Michel Gondry qui rêvait d’y installer son Usine de Cinéma Amateur. Cela ne s’est pas fait. Mais la créativité est là, avec la présence depuis début 2015, de l’Institut National du Patrimoine, et plus précisément de son département Restauration. La Conservation est toujours rue Vivienne à Paris.
Auparavant installée à Saint-Denis, cette école de l’excellence a trouvé dans ces beaux bâtiments à la fois les volumes et les conditions de sécurité nécessaires à la protection des œuvres comme des personnes. Les étudiants, lauréats d’un concours qui sélectionne 20 élèves par an, sont formés pour restaurer les collections des Musées de France, et c’est sur ces dernières qu’ils font leur apprentissage d’où des conditions de conservation ad hoc (climatisation des ateliers et chambre forte). La formation des élèves restaurateurs se déroule sur cinq années et recouvre sept spécialités : arts du feu, arts graphiques et livre, mobilier, peinture, photographie, sculpture et textiles. Le site abrite aussi un laboratoire et une bibliothèque riche de quelques 35 000 volumes, ouverte au public. Ouverture, pour ce site très protégé n’est pas un vain mot, car ils ont à cœur de faire connaître leur métier et de tisser des liens avec le territoire par le biais de chantiers école, d’intervention dans les collèges et lycées, de journées portes ouvertes, etc… Par ailleurs, les échanges avec les étudiants étrangers sont permanents.
Le choix de ce métier chez ces jeunes gens ne relève pas du hasard tant il fait appel à des compétences, des connaissances techniques et intellectuelles mais surtout à la passion. Passion pour l’art mais aussi pour les artistes : comprendre leurs gestes, dialoguer avec eux à travers les siècles, travailler la matière, la couleur, réparer, rendre vie…avec toujours le regard, quelque part, sans doute bienveillant, de l’auteur. Ecouter une élève de 5e année me parler de la restauration d’un costume-masque Cubeo d’Amazonie (Musée du quai Branly) dans l’atelier sculpture est un vrai plaisir. Je l’aurais mieux vu dans l’atelier textile, mais non, il est en liber d’écorce battu et peint, bois et feuilles, et la jeune femme fera sans doute appel à à l’expertise de ses condisciples de l’atelier textile mais aussi des arts graphiques… Elle m’expliquerait tout ça volontiers pendant des heures et je pourrais l’écouter, mais voilà, il faut y aller.
Visiter ce fleuron du patrimoine industriel au service d’autres patrimoines c’est aussi croiser des gens heureux. Ils ne sont pas nombreux, mais professeurs et élèves sont certains de faire le métier de leur rêve. Aujourd’hui, à la sortie de l’ancienne Manufactures d’Allumettes, on ne se presse pas.
Marie-Françoise Laborde
A Aix-en-Provence, une manufacture d’allumettes a été construite à la toute fin du XIXème siècle, selon les mêmes programmes architecturaux (architecture d’ingénieur) qu’à Aubervilliers (le logogramme est d’ailleurs le même). Opérationnelle dès 1894, agrandie ensuite (1906/10) elle n’a fermé ses portes qu’en 1972. Servant d’entrepôts, puis devenue friche, elle n’a dû sa sauvegarde qu’à une mobilisation citoyenne qui obtint sa réhabilitation (milieu des années 80). Elle y accueille depuis 1989 la bibliothèque Méjanes, et en sus depuis 1993 d’autres structures culturelles. Elle représente actuellement le seul vestige de l’activité industrielle d’Aix au sein du quartier Sextius-Mirabeau, nouveau pôle culturel de la ville.
A voir à l’occasion! Merci pour l’info.