En allant écouter, le 30 octobre dernier, à l’auditorium de la Maison de la Radio, la « Petite Messe solennelle » de Rossini , j’ai connu une des ces merveilleuses expériences proustiennes : la redécouverte d’une œuvre autrefois très familière passablement oubliée, et qui se rappelle à vous, peu à peu.
Dès le début, la structure si particulière m’a semblé familière en effet, cette mélodie très rythmée, obsédante, exécutée uniquement tantôt par le piano de gauche, tantôt par le piano de droite. Puis les chœurs entamant le Kyrie eleison suivi du Gloria, les solistes faisant leur entrée…
Ah oui, ce Domine deus au son d’un piano étrangement martial me disait quelque chose… tout comme les scansions du piano accompagnant la basse dans le Quoniam tu solus sanctum… Puis ce Cum sancto spirito repris par un chœur enthousiaste aux brillantes harmonies (plus opératiques que religieuses ?), tout comme dans le Credo qui suit (mais avec des solistes vraiment trop inégaux), ce Crucifixus aussi lyrique qu’une aria… ce Et resurrexit triomphant au piano triomphal…
Puis vient ce « Prélude religieux » exécuté par un seul piano, plus de sept minutes comme de silence, dans le recueillement… très étrange…. et très étrange familiarité…
Le Salutaris hostia qui suit, je le reconnaissais note par note… tout comme l’Agnus dei final au piano obsédant, d’une intensité bouleversante…
Superbe direction à la virgule près, comme toujours, de la directrice musicale du Chœur de Radio France Sofi Jeannin.
Sitôt rentrée chez moi, je découvris immédiatement, par miracle, ce CD oublié datant de 1999, « ROSSINI – Stabat Mater et Petite Messe solennelle, EMI Classics » (enregistré le premier en 1981 à Florence sous la direction de maestro Ricardo Muti, la seconde en 1984 à Cambridge). Nouvelle occasion de refaire mon expérience proustienne, et de redécouvrir et la « Petite Messe » et le « Stabat », dont je retrouvais chaque note… Découvrir une musique nouvelle peut être enthousiasmant, mais ce n’est jamais aussi émouvant que de redécouvrir des accents familiers… Surtout dans l’éblouissante distribution de ce double CD avec certains des plus grands chanteurs lyriques du moment!
On connaît tout le mystère de Rossini, ce musicien au génie précoce qui après savoir composé quelque trente-neuf opéras, dont des succès déjà inusables comme « Le Barbier de Séville », « La Cenerentola », ou « Semiramide », décida, à trente-sept ans, de prendre sa retraite. Et passa les trente-neuf années suivantes « retiré » à Paris parmi la haute société. Où il trouva quand même le temps de répondre à certaines commandes, comme celle du « Stabat mater » : au cours d’un voyage en Espagne en 1831, il en reçut la commande, à l’intention de la Chapelle privée de Don Manuel Fernandez Varela, puissant prélat madrilène. La première fut donnée à Paris le 7 janvier 1942.
Quant à la « Petite Messe solennelle », elle est considérée comme le sommet de la dernière période de l’ex jeune retraité, qui en réalité avait voulu s’affranchir de la lourdeur du monde lyrique, mais ne cessa jamais de composer. Œuvre de commande elle aussi, créée dans la chapelle privée du comte Alexis-Pillet Will, régent de la banque de France, le 14 mars 1864 (quatre ans avant la mort du maestro).
Ce qui explique sa structure très particulière, dont Rossini s’est expliqué avec son esprit coutumier, précisant qu’elle nécessitait douze chanteurs des trois sexes, hommes, femmes et castrats, et douze chérubins pour le chœur :
« Bon Bieu, pardonne-moi le rapprochement suivant : douze aussi sont les apôtres dans le célèbre coup de mâchoire peint à fresque par Leonard, dit La Cène, qui le croirait. Il y a parmi tes disciples de ceux qui prennent des fausses notes ! Seigneur, rassure-toi, j’affirme qu’il n’y aura pas de Judas à mon déjeuner et que les miens chanteront juste et con amore tes louanges et cette petite composition qui est hélas ! le dernier péché mortel de ma vieillesse ».
Il est vrai que lorsque les Rossini, les Mozart, les Verdi ou les Puccini se tournent vers le religieux, le lyrique y règne en maître !
Et voilà que je devais peu après connaître une seconde expérience de redécouverte proustienne, en écoutant le dernier CD de la grandissime Anna Netrebko, tout simplement intitulé « Verismo ». Si vous ne connaissez pas son nom, disons pour simplifier que c’est notre Callas actuelle, même si la comparaison n’a pas beaucoup de sens. En tout cas, à quarante-cinq ans, elle est la soprano dramatique la plus célèbre, la plus talentueuse et la plus enthousiasmante qu’on puisse voir sur les grandes scènes mondiales.
Notre ténor national, Roberto Alagna, prétend qu’il ne faut pas que le public sache l’immense ascèse que requiert une grande carrière lyrique, qu’il faut lui laisser l’illusion de la facilité et du miracle. Il est vrai qu’à l’opéra, on entend souvent un spectateur ou un autre s’écrier, en toute naïveté, « Quelle belle voix ! ».
Mais la voix n’est rien, j’exagère à peine, elle est ce qu’on en fait, et la belle Anna venue de Russie en est un magnifique exemple. Elle a su d’abord éviter le plus grand piège guettant les jeunes chanteurs, ne pas laisser le temps à la voix (ces petits muscles si fragiles) de mûrir et d’évoluer, en acceptant trop tôt des rôles trop lourds, en ne sachant pas dire non, une fois, mille fois, alors qu’on est sans cesse sollicité. Où a-t-elle trouvé cette sagesse de s’en tenir longtemps au répertoire belcantiste ou romantique? En tout cas, sachant demeurer à l’écoute de sa voix, elle a su développer ces dernières années un registre plus ample, plus riche et plus aigu, ainsi qu’un nouveau répertoire. Rien de plus mystérieux que le travail de la voix, qui n’obéit à aucune règle, et demande une humilité constante, quasi surhumaine.
Et c’est pourquoi les grands chanteurs provoquent, à juste titre, l’adulation des foules…
Revenons à « Verismo », dans lequel la Netrebko interprète tous les « tubes » de ce qu’on appelle un peu artificiellement l’opéra vériste, pour le distinguer de l’opéra bel cantiste, romantique ou verdien. Puccini y tient la vedette, mais aussi ces compositeurs comme Cilea, Giordano ou Catalani qu’on ne joue plus, mais dont toutes les divas, du vingtième siècle à nos jours, ont enregistré les plus célèbres arias.
Ainsi, en écoutant l’air de « La Wally » de Catalani, « Ebben ? Ne andro lontana » (Eh bien ? Je partirai loin), je me suis retrouvée des années en arrière, lorsque j’ai entendu cet air pour la première fois, sur un CD de Renata Tebaldi, la (soit disant) grande rivale de Callas. Il suffit parfois d’entendre un air une fois, une seule, pour en être marqué à jamais, c’est ce qui m’était arrivé, sur cette compilation, avec l’air de « La Wally » et celui de Marguerite du « Mefistofele » de Boito « L’altra notte in fondo al mare » (L’autre nuit au fond de la mer). Ces accents déchirants, je ne voulais même pas savoir ce qu’ils signifiaient, je ne voulais pas connaître l’histoire, je voulais seulement demeurer sous l’emprise de ces grands éclairs de lumière ou de pur désespoir.
Le CD « Verismo » en main, je me suis mise à écouter de nouveau la Callas dans ce répertoire (vieux souvenir là aussi), puis à écouter successivement les trois sopranos pour tenter de les comparer… Mais c’est un jeu dans lequel on se perd (même si on peut aussi s’y amuser à l’infini sur YouTube.) La Tebaldi, puis la Callas, puis Anna, retour à la Callas, etc, etc.
Je m’y suis pourtant à nouveau livrée avec les « tubes » pucciniens que sont la prière de la Tosca « Vissi d’arte, vissi d’amore » (J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour) ou bien «Un bel di vedremo» (Un beau jour nous verrons), grand air de « Madama Butterfly ». Eh bien je dirai que la Netrebko est inégalable par la somptuosité de son timbre, ce timbre merveilleusement cuivré et sensuel, qu’elle a su polir peu à peu, au cours des années, en plus du reste, bien sûr.
Une belle voix, comme on dit, ce n’est pas si rare, mais un timbre comme le sien est tout simplement unique.
Sur le DVD qui accompagne le CD, Anna Netrebko déclare en toute humilité qu’elle ne cherchait pas à faire mieux que les illustres divas qui l’ont précédée, mais à apporter quelque chose d’elle, quelque chose qui n’est qu’à elle. Elle est filmée en répétition, puis lors d’un récital au Japon, ce qui nous suffit pour être émerveillé par son talent de comédienne, par sa beauté si expressive, et par la somptuosité de sa voix. Tout ce qui n’est qu’à elle.
Lise Bloch-Morhange
j’ai de beaux souvenirs d’Anna en duo avec Elina Garanca…Elles chantent merveilleusement le duo des fleurs de Léo Delibes, la Barcarolle d’Offenbach…
Et elles sont plus belles que les « stars » de cinéma du moment…