Ce ne fut pas une révolte, mais ce fut certainement une petite révolution. Vers les années 1950-1960, dans le milieu bien tranquille de ce qu’on appelait encore « La Grande musique », un nouveau mouvement apparut, discrètement d’abord. Le répertoire romantique faisait alors les beaux soirs des concerts parisiens avec des orchestres de qualité, héritiers de grandes formations du 19e siècle. Et pourtant quelques frémissements, d’abord imperceptibles, se firent sentir dans certains pays, en particulier les Pays-Bas et la Belgique flamande.
Leur regard se tournait sur Vienne, où un certain Nikolaus Harnoncourt réunissait quelques amis de l’orchestre de Vienne pour former un ensemble « expérimental », le Concentus Musicus. Il s’agissait pour l’interprète autrichien, violoncelliste de formation, de retrouver la façon ancienne de jouer les compositeurs anciens, essentiellement du 17e et 18e siècle, avec recours aux instruments et aux techniques d’époque. Aux Pays-Bas, le claveciniste Gustav Leonhardt, en Belgique flamande, la famille Kuijken (Sigiswald, violon, Barthold, flûte à bec, Wieland, viole de gambe) lui emboîtent le pas et cette nouvelle façon de jouer Bach (et les autres) trouve un écho très favorable dans la jeune génération. On commence à se passionner pour cette musique qui retrouve ses couleurs d’origine et que l’on va rapidement nommer musique baroque, terme générique sans doute inapproprié. Dans certains cafés d‘Amsterdam, le dimanche matin, les amateurs se réunissent et apprennent à construire un clavecin, vendu en kit. La viole de gambe, qui dormait dans les greniers, retrouve sa voix.
En France, c’est un hautboïste particulièrement doué, membre de l’Orchestre de Paris, qui se prend de passion pour cette musique et passe son temps libre à fouiner dans les bibliothèques musicales. Cet Avignonnais qui fréquente les cercles très restreints de musique ancienne, c’est Jean-Claude Malgoire, dont la réputation comme interprète est déjà bien établie. Il a joué sous la direction de chefs aussi prestigieux que Charles Munch et Karajan. Ce dernier dira de lui : « Il est unique au monde ». En préparant un disque sur la musique française au Grand Siècle, il tombe sur un manuscrit de Philidor l’Ainé, qui évoque l’existence de deux ensembles créés par François Premier : la “Grande Ecurie“ « qui ceux qui font grand noise » et la « Chambre du Roy », « ceux qui font des sons doux à ouïr ».
Heureuse découverte… Le nouvel ensemble était né. La France entre ainsi dans le grand concert européen de la « nouvelle musique ancienne ». Respecté pour son talent et ses connaissances, le musicien alors âgé de 25 ans n’aura guère de mal à recruter des interprètes pour l’accompagner dans cette aventure. Ces musiciens jeunes, souvent barbus et aux cheveux longs, un peu hippies a leur façon, écolos avant la lettre, abaissent le diapason (le “la“ à 440 vibrations par seconde semble trop moderne), retrouvent les boyaux pour les cordes des violons, font fabriquer de nouveaux archets « à l’identique » et modifient leur technique pour s’approcher des techniques oubliées.
« La Grande Ecurie » inscrit a son répertoire les œuvres souvent oubliées de Campra, Rameau, Telemann, Vivaldi, Haendel, parmi bien d’autres. Les « baroqueux » ne font cependant pas l’unanimité. Certains professionnels les accusent de masquer leur manque de talent en troquant les « vrais » instruments modernes pour de « vieux » instruments inaudibles et mal accordés. « Harnoncourt, tu nous cours, Leonhardt y’en a marre ! » écrit le médecin sexologue mélomane Gérard Zwang dans son pamphlet « A contre bruit ». Mais le mouvement était lancé et rien ne pourra l’arrêter. On n’imagine plus aujourd’hui une interprétation de Bach comme dans les années 1950, quand on donnait la Passion selon st Mathieu boursouflée, avec des orchestres gigantesques et des chœurs pléthoriques.
La nomination de Jean Claude Malgoire à la tête de l’Atelier Lyrique de Tourcoing, en 1981, a constitué une étape importante pour la Grande Ecurie qui en est bien évidemment le partenaire privilégié. L’insatiable appétit de découvertes a conduit le chef à y présenter un éventail particulièrement large de pièces, bien au delà des seules œuvres des 17e et 18e siècle. En 50 ans, la Grande Ecurie aura ainsi donné plus de 5.000 concerts, signé près de 150 enregistrements couronnés par onze grands prix du disque, deux Victoires de la musique… De L’Orfeo de Monteverdi au Tribun de Mauricio Kagel, la scène de Tourcoing a exploré les répertoires le plus divers, en invitant souvent de jeunes artistes en début de carrière (Véronique Gens, Nicolas Rivenq, Dominique Visse entre autres). C’est sur la scène de Tourcoing que le contre-ténor Philippe Jaroussky a fait ses premiers armes : à l’âge de 22 ans, il y interpréta Le Retour d’Ulysse et le Couronnement de Poppée. Tout récemment, le chanteur devenu star, dont l’agenda est rempli pour les sept années à venir, est venu spécialement à Tourcoing pour fêter avec le chef et les musiciens ce demi-siècle d’aventures musicales.
Gérard Goutierre