Il y avait à Berlin un très vieux tigre blanc. Si vieux qu’il a fallu l’abattre. Selon Joseph Roth, « ses pattes tremblaient, ses yeux étaient gonflés. Sa fourrure pendait sur son ossature comme le manteau de quelqu’un d’autre qu’on lui aurait donné ». Ainsi écrivait -si bien- le journaliste autrichien dans le journal Der Drache en mai 1924. Un livre, sobrement titré « Joseph Roth journaliste » rassemble une passionnante édition de textes de celui qui fut surtout retenu comme écrivain pour la postérité.
Joseph Roth vient de la Galicie, une de ces régions qui appartenaient à l’empire autrichien dans une ville qui fait partie aujourd’hui de l’Ukraine. Dans un style très particulier où l’empreinte littéraire sert plus qu’elle ne dessert sa couverture de l’actualité, on suit le journaliste dans les régions chamboulées par la guerre de quatorze-dix-huit, les troubles politiques, la chasse aux juifs et aux communistes selon les régions concernées puisqu’il nous emmène aussi bien en Allemagne ou dans la toute nouvelle URSS.
Sa grande qualité est de s’intéresser à l’humanité et ses témoignages, notamment comme correspondant de guerre, valent autant que les grandes analyses politiques des spécialistes de l’histoire. Ce qu’il entend et constate dans la capitale autrichienne lui épargne d’avoir à qualifier en mots le niveau de certains de ses contemporains lorsqu’il écrit que dans un camp militaire de Feldbach les officiers considèrent que « est considéré comme communiste quiconque a un aspect juif prononcé ». Un tel résumé suffit en soi pour qu’il fasse comprendre à ses lecteurs le concentré de bêtise qu’il est amené à côtoyer.
Ce livre nécessite pour bien être compris d’avoir quelques connaissances en histoire ou de les rafraîchir au passage ce qui n’est pas un mal. Alors que l’Europe de 2016 est dominée par le fait « migrants », le terme que Roth utilise pour les juifs qui fuient les pogroms est celui de « réfugiés » ce qui, on en conviendra, ne veut pas dire exactement la même chose.
Joseph Poth pratique un journalisme moderne avant l’heure et n’hésite pas à se mettre dans la peau d’un sans emploi pour mieux éclairer ses contemporains sur la réalité sociale. En « attaque » d’un papier publié dans le Neue Berliner Zeitung le 2 février 1921 il écrit ceci : « Ceux à qui il est arrivé de donner à un invalide qui mendie le conseil de travailler un peu au lieu de l’aumône demandée et ceux que le montant des assistances énerve feraient bien de prendre trois jours pour essayer de trouver du travail ». Journaliste au point de rester « dans l’actu » près de cent ans plus tard, c’est assez rare pour être souligné. Zola l’a fait aussi mais ils ne sont pas si nombreux.
Son écriture, en plus d’être efficace est surtout très attachante. Ainsi quand il s’intéresse aux travailleurs qui partent tôt le matin au fond des mines de Silésie il dit qu’il donnerait beaucoup pour savoir combien d’entre eux « voient briller un dernier rayon de soleil en revenant. L’histoire se préoccupe trop peu des rayons de soleil ». C’est là toute sa signature: des descriptions factuelles additionnées d’un évident talent littéraire.
Sans cesse il dénonce le fait dictatorial, l’acte autoritaire, le décret liberticide, autant d’éléments courants dont il nous fait éprouver la réalité à travers la vie des gens. Dans le Neue Berliner Zeitung, le 26 août 1920, il s’alarme aussi de la censure et singulièrement celle qui frappe les affiches de cinéma. L’une d’elle montre très légèrement le ventre d’une femme et Roth écrit: « Le nombril de la morale s’est montré choqué« .
Il est mort à 44 ans à Paris, en 1939, seul, alcoolique et ruiné. A force d’avoir trop (b)vu.
PHB
« Joseph Roth journaliste. Une anthologie ». 22 euros. Editions Nouveau Monde
Merci pour cet article.
Est-il question des Russes émigrés à Berlin et de la Russie des années 20 également ?
De la Hongrie ?
Oui le livre comporte ses nombreux et édifiants reportages en Russie, il évoque également les troubles politiques en Hongrie, les « noirs » dans la Ruhr, la transcription de son regard est à chaque fois aussi perçant qu’original. Merci de votre commentaire. PHB
Fascinant! Cela rappelle Albert Londres, évidemment.