Le sujet revient régulièrement dans l’actualité, et j’ignore pourquoi cela m’agace. Alors que l’on célèbre cette année le quatre-centième anniversaire de la mort de Shakespeare, la polémique fait plus que jamais rage, et j’ai décidé de tenter d’y voir un peu plus clair sur cette question fondamentale : Shakespeare est-il Shakespeare ?
En fait, j’ai pris cette décision en apprenant que les éditions Le Castor Astral venaient de publier un livre encore jamais traduit en français, « Shakespeare or not Shakespeare » par Mark Twain (titre américain « Is Shakespeare dead ? », sorti en 1909 aux Etats-Unis).
Evidemment, le nom de Mark Twain m’a alerté, s’agissant de l’un de ces grands écrivains fondateurs de la littérature américaine, même si je suis incapable de me souvenir si j’ai lu ses chefs d’œuvre, « Les aventures de Tom Sawyer » (1876) et « Les aventures de Huckleberry Finn »(1885).
J’ai ainsi découvert que Mark Twain est un des premiers pourfendeurs de l’identité du Shakespeare de Stratford-upon-Avon (ville natale du héros), et qu’il est un sacré humoriste.
Dans la préface du livre, le traducteur, Thierry Gillybœuf, nous explique que la controverse sur l’identité du « barde de Stratford » remonte au milieu du XIXème siècle, en Angleterre comme aux Etats-Unis. En 1856, une certaine Delia Bacon « au patronyme prédestiné », fille d’un pasteur congrégationaliste de l’Ohio, soutenue par des sommités littéraires comme Ralph Waldo Emerson, Edgard Poe et Nathaniel Hawthorne, fait paraître un article soutenant que le véritable auteur des pièces de Shakespeare ne peut être que Francis Bacon, l’homme d’Etat et philosophe anglais contemporain du dramaturge. Plus précisément, que les pièces de Shakespeare auraient été rédigées « par une clique de politiciens déçus et vaincus », sous la houlette de Bacon.
On nous dit que Celia Bacon fut traitée de folle, mais la thèse baconienne était lancée, et Mark Twain s’y intéressa passionnément.
Sa démonstration en faveur de Bacon est extrêmement drôle : Twain ne cesse de pourfendre les stratfordiens et autres stratforlâtres en leur faisant remarquer qu’il n’existe qu’un seul autre personnage dans l’histoire de l’humanité sur lequel on en sache aussi peu que sur Shakespeare, et c’est Jésus.
Si Shakespeare est bien l’auteur de toutes ces pièces de théâtre, interroge-t-il, comment se fait-il qu’on ne sache à peu près rien sur son enfance, sinon que ses parents étaient illettrés et qu’il aurait aidé son père boucher à estourbir les veaux ? Comment se fait-il qu’il soit devenu, en 2 ou 3 années à Londres, acteur et directeur de théâtre, tout en gardant à l’occasion des chevaux pour gagner un peu d’argent ? Quand aurait-il trouvé le temps d’écrire toutes ces pièces ? Et comment se fait-il qu’un homme devenu aussi célèbre à Londres en quelques années soit revenu passer les cinq ou six dernières années de sa vie à Stratford sans avoir laissé le moindre témoignage de son passage ou de son génie, sinon qu’il s’occupait vaguement d’affaires d’argent ?
Prenons mon cas, écrit Twain, moi qui à 73 ans suis célèbre, on peut trouver encore des tas de gens à interviewer sur moi dans ma ville natale d’Hannibal quelque soixante ans après ma naissance, et on ne se prive pas de le faire. Mais personne ne s’émut de la mort du « célèbre » Shakespeare, pas plus à Stratford qu’à Londres, pas plus sur le moment que soixante ans plus tard.
Et surtout, surtout : les pièces de Shakespeare témoignant d’une connaissance juridique approfondie ne pouvant être acquise que par quelqu’un ayant pratiqué professionnellement le droit toute sa vie, quand Shakespeare aurait-il eu le temps et la possibilité (entre deux veaux à estourbir et deux chevaux à garder) d’acquérir une telle connaissance ? Alors que l’érudit Francis Bacon possédait de façon magistrale cette science du droit.
Je ne suis pas à même de me prononcer sur ce point, mais s’il faut en croire Mark Twain, comment se fait-il qu’on en sache aussi peu sur le Shakespeare de Stratford-upon-Avon ? Faudrait-il ouvrir sa tombe, comme le suggérait Celia Bacon ?
Et bien entendu, comment un seul homme peut-il être l’auteur d’une œuvre aussi foisonnante, aussi universelle ?
“That is the question”. La vraie question.
Interrogation qui est sans doute à l’origine de la thèse baconienne tout comme des autres thèses qui apparaissent périodiquement, dévoilant enfin le vrai, le seul, l’unique Shakespeare. L’année du quatre-centième anniversaire de sa mort ne fait pas exception, et le Shakespeare nouveau prend cette fois les traits d’un érudit anglais d’origine italienne John (Giovanni) Florio, traducteur de Montaigne et auteur d’un dictionnaire, « A World of Words », où l’on trouverait ça et là la somme des richesses shakespeariennes. Thèse défendue dans le livre de Lamberto Tassinari intitulé « John Florio, alias Shakespeare », Le bord de l’eau, janvier 2016.
Mark Twain aurait sinon applaudi, en tout cas regardé l’hypothèse de très près. On peut se demander d’ailleurs si son zèle à fustiger l’immense, l’illustre Shakespeare, ne serait pas motivé par une certaine querelle littéraire, comme le suggère habilement Thierry Gillybœuf, par ailleurs traducteur de grands auteurs yankees comme Henry David Thoreau, Edgar Allan Poe et Herman Melville. Toute cette génération d’écrivains fondateurs de la littérature américaine, dit-il, aurait mal digéré un certain article paru en 1820 dans l’éminente revue anglaise « Edinburgh Review » intitulé « Who reads an American book ? ». D’où leur ardeur à s’attaquer au symbole littéraire absolu de l’identité anglaise…
Pour en revenir à Mark Twain, un article paru dans «Le Monde» du 21-22 août dernier rappelle que ce farceur avait rédigé son autobiographie en précisant qu’elle ne devait être publiée que cent ans après sa mort, afin qu’il demeure totalement libre de ses propos. En réalité, souligne l’article, quelques chapitres furent divulgués dans la « North American Review » de son vivant, et Twain assurant lui-même son autopromotion continuelle, notamment par des conférences données dans le monde entier, son autobiographie publiée partiellement quatorze ans après sa mort ne devait pas révéler beaucoup de nouveautés pour les « spécialistes » (mais quand on voit avec quelle férocité Twain fustige les « spécialistes » shakespeariens…). D’ailleurs, il débute son petit opuscule anti-Shakespeare, rédigé un an avant sa mort, par une allusion à sa « formidable Autobiographie » posthume…
Un peu honteuse de connaître si mal « le premier écrivain célèbre » de la littérature américaine, j’ai pu lire quelques unes de ses nouvelles grâce à la série « Nouvelles bilingues » lancée par « Le Monde » cet été. J’ai trouvé « La Célèbre Grenouille sauteuse du comté de Calaveras et autres histoires » loufoques à souhait. Quant aux nouvelles « Les Rêves d’hiver » de Scott Fitzgerald et « L’Officier noir » de Joseph Conrad, leur style, pour l’un comme pour l’autre, s’impose dès la première phrase.
La série des 19 nouvelles bilingues est en vente dans les kiosques ou sur le site du journal.
Lise Bloch-Morhange
Rappeler le mot d’Alphonse Allais, presque contemporain de Twain et frère en humour : « Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui » (je cite de mémoire).
Merci Lise de nous donner envie de lire ce livre que je ne connaissais pas de Twain.
Par ailleurs, il y a un livre assez fantaisiste sur Bill Shakespeare : c’est celui de Victor Hugo intitulé « Shakespeare »… On y apprendra que Shakespeare était boucher et volait des chevaux !
Mais ce n’est pas grave. Avec Voltaire, Hugo, dont le propre fils a traduit beaucoup de tragédies du génie anglais, a fait beaucoup pour la connaissance – bien tardive – de Shakespeare en France…
Eh oui! Le fils Hugo a traduit tout Shakespeare, je possède la collection complète!
Best,
Lise
Un héritier de Mark Twain, Bill Bryson, démontre définitivement dans un petit livre délicieux qu’il n’y a aucune réponse à la question :
Shakespeare. Antibiographie, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot » n° 851, 2012
Merci de l’info!
Lise
Bonjour Lise
Merci pour tes articles toujours si finement cultivés
Marie – Hélène
Bonjour Marie-Hélène,
merci de tes compliments et de lire Les Soirées de Paris!
Lise
C est passionnant ,Lise, j attends la suite du feuilleton……… Qui a raison?
Il doit exister des thèses universitaires qui ont trouvé quelques preuves
Cela reste le grand mystère…
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais la grande différence entre un écrivain français et un écrivain étranger est une question de langues. Il ne viendrait pas à l’esprit de réécrire une œuvre française en français. Prenez Flaubert par exemple, le début de Madame Bovary : « Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. » Mais cela aurait pu devenir : « Une heure et demie venaient de sonner à l’horloge du collège quand le Proviseur entra dans l’étude des moyens entra dans l’étude des moyens suivis d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Il y eut
ceux qui dormaient se réveillèrent en sursaut. il y eut branle-bas subit de dictionnaires ouverts, de cahiers feuilletés de pages tournées, de plumes
qui grincèrent sur le papier et tout le monde se leva comme surpris dans son
travail. » Là, je dois dire que je ne prends pas de risque les deux versions sont de Flaubert.
Mais on imagine-t-on nos classiques publiés année après année comme un vulgaire « Guerre et paix », (je dis ça, parce que j’avais écrit sur le sujet un truc dans les Soirées (http://www.lessoireesdeparis.com/2013/07/11/la-guerre-et-la-paix-version-s-originale-s/).
Et Shakespeare me direz vous ? Dans notre bonne tradition littéraire, régulièrement on le retraduit, c’est tout juste si seule une réécriture justifierait une nouvelle mise en scène, avec si le top du top est la reprise en allemand genre Hamlet par Thomas Ostermeier. Et tout à coup voilà que se trouve la réponse au problème posée et même si son prix à payer est lourd, la lumière est au bout de la pièce, quand les heures de représentations s’égrenaient dans l’ennui. Alors même que je me demandais si la version danoise n’était pas, euh, non, oui, mais c’est bien sûr. La v érité était là : l’autre Shakespeare, n’était que le premier d’une chaîne de traduction de réécriture, de mot à mot, de calembour, d’éructation du populaire. Etre et ne pas être… (Pardon ? Oui je sais, mais là, je dis bien « et »… C’est comme ça !)
Eh oui, on met ce pauvre Shakespeare qui n’est pas Shakespeare à toutes les sauces linguistiques, d’ailleurs les Anglais eux-mêmes ne le comprennent pas…mais ça sonne mieux en anglais!
D’où viennent ces deux versions flaubertiennes?
Ils viennent d’un site qui publie les brouillons…
http://www.bovary.fr/folio_visu.php?mode=sequence&folio=&org=3&zoom=50&seq=1
Shakespeare restera Shakespeare qu’il ait été seul ou plusieurs ou autre… Mais la question reste posée et merci, Lise, pour ton analyse.
Chère Lise,
Un grand merci pour ce beau billet qui donne envie de découvrir ce livre de Mark Twain.
Concernant Shakespeare, je vous recommande la magnifique biographie de Stephen Greenblatt « Will le Magnifique ».
Bien amicalement,
Isabelle
Merci de ton article intéressant, Lise! Comme tu le sais sans doute, cet été dans le FigMag il y a eu des extraits d’un nouveau livre de Blake et Mortimer à paraître en novembre sur le même sujet de l’identité de Shakespeare. C’est moins sérieux que ton analyse mais assez marrant à lire…
xxx Jan