Ce 23 octobre 1888, Vincent Van Gogh attend avec une impatience mêlée d’angoisse Paul Gauguin dans son appartement arlésien dont le bail a été signé cinq mois plus tôt. Nos deux peintres ont préalablement échangé leur autoportrait, un signe avant coureur de reconnaissance qui n’est pas à la portée de tout le monde. Avec cette “Maison Jaune“ (qu’il immortalisera, intérieur comme extérieur), l’aîné entend constituer un atelier de peintres avant-gardistes, une pépinière provençale de talents… en même temps qu’il aspire à rompre sa solitude. Il s’agit de réunir des savoir faire différents appelés à se compléter, s’enrichir, s’augmenter – à l’instar de la communauté de Pont Aven dont Gauguin est le chef de file.
Neuf mois vont se passer. Le début de la gestation tient ses promesses. L’estime réciproque que se vouent les deux peintres cimente la relation, tout comme leur ambition partagée de traduire les sentiments par la couleur. Van Gogh cherche toujours à extrémiser sa note jaune qui irradie dans ses tournesols, Gauguin traque le vermillon parfait comme le concertiste espère la note bleue. Nos deux “musiciens en couleur“ regardent ensemble dans la même direction, ils jouissent de concert des beautés qui les entourent. Une « extase visuelle » apparentée au coït, curieuse analogie pour qui fréquente les bordels. Dans cette « Maison du jouir« , place donc aux toiles qui s’accumulent, accrochées aux murs ou destinées au frère marchand d’art.
Vibre la lumière, chantez les couleurs… L’émulation picturale est foisonnante, la rapidité d’exécution époustouflante. Van Gogh ira jusqu’à peindre une dizaine de toiles par mois, démonstration magistrale que vitesse n’est pas à confondre avec précipitation.
Mais dans cet huis-clos aux allures de musée, la belle entente peu à peu se fissure. Jusqu’à l’automutilation névrotique quasi programmée du Hollandais. On ne peut s’empêcher de penser à Camille Claudel et ses voix envahissant sa tête. L’art de créer n’est que souffrance. Dans son récit minuté des tensions croissantes, l’auteur décortique chaque ferment de distanciation croissante entre les deux artistes : promiscuité du travail, dissemblances des personnalités, divergence d’avis sur les éminents confrères, égo malmenés par les aléas de la cote, différentiel de notoriété (en faveur du plus jeune), accentuation des névroses de l’aîné.
Dans ce livre documente publié aux Editions Anne Carrière, Martin Gayford, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Buckingham, pointe avec une précision de limier les jours qui s’égrènent et les œuvres qui s’accumulent. Il se fait semeur pour livrer le processus de germination de toiles exécutées souvent en parallèle. Il décrit les paysages que les deux acolytes eurent sous leurs yeux, les monuments qu’ils visitèrent, les modèles qu’ils firent poser. Sa filature romancée va jusqu’à supputer l’emplacement des chevalets respectifs ! Sous sa plume, le passé devient présent, on entend le pinceau frotter la toile rugueuse. Silence dans la maison !, silence les grillons !, voilà que sous nos yeux s’élaborent en duplicate les portraits de Madame Roulin, les allées qui mènent au cimetière romain des Alyscamps. Au passage, le détective privé ne manque jamais d’évoquer la météo du jour pour justifier l’humeur des maîtres, les nuances de leur palette, les vibratos de leur fibre créatrice.
Avec une tendresse particulière pour le Hollandais, Martin Gayford fait vivre les génies au quotidien : Van Gogh l’idéaliste et Gauguin le pragmatique ; Vincent le bilieux, Paul à l’humeur « grièche » (rogue). L’un est décrit chétif quand l’autre tient du minotaure à la sensualité lubrique. Van Gogh en balzacien tourmenté de la dette, Gauguin en comptable par nécessité, voire plus si affinités. Il y a du Zola et du Horla de Maupassant dans Van Gogh, il y a quelque chose de Victor Hugo dans Gauguin.
Les praticiens néophytes glaneront dans l’ouvrage quelques enseignements sur le hardware pictural : mérites comparés des tissus entoilés, des cadres et des enduits. Pour le reste, chacun s’est fait sa petite opinion sur la méthode à privilégier : s’en tenir à l’apparence ou donner libre cours à la fantasmagorie, passer par l’esquisse ou se dispenser de pochade.
L’ouvrage ne se lit pas d’une traite. Traduit de l’anglais, riche d’extraits des correspondances laissées par les deux maîtres (hommes de pinceau davantage que de plume), balançant constamment d’un peintre à l’autre (but et limites de l’exercice), il arrive qu’il manque de fluidité et occasionne au lecteur un léger strabisme. Plus divergent que convergent.
Guillemette de Fos
« La maison jaune ». Martin Gayford Nombre de pages : 280/Parution : 4 mai 2016
Prix : 20 €
Qu’est devenue « La maison Jaune »?
Désolée de te répondre sur le tard, Lise. La maison jaune est devenue une sorte de brasserie/pizza… Restent les oeuvres de Van Gogh et de Paul Signac pour nous en souvenir.