Que peut-on attendre d’un récital d’opéra ?
De retrouver des artistes que l’on aime, un peu comme on vient passer un moment avec des amis chers, mais sans en attendre les moments merveilleux, parfois exceptionnels, qu’ils nous ont fait vivre à l’opéra.
Bien sûr l’affiche était belle, et le Théâtre des Champs-Elysées quasi complet en ce lundi 7 juin en soirée. Cette affiche concoctée dans la série de récitals « Les Grandes Voix » n’était pas composée de ces superstars comme Jonas Kaufmann, Roberto Alagna, Anna Netrebko ou Cecilia Bartoli : la soprano lyrique albanaise Ermolena Jaho et le ténor américain Charles Castronovo, bien que se produisant depuis pas mal de temps dans le monde entier, sont plutôt connus des vrais aficionados.
J’ai inclus Charles Castronovo dans mon panthéon lyrique après l’avoir vu sur la scène de l’Archevêché lors du festival lyrique international d’Aix-en-Provence en juillet 2011. C’était lui, Alfredo Germont, qui désespérait Natalie Dessay en « Traviata ». On connait les remarquables talents de comédienne de Natalie Dessay, mais ils ne pouvaient pas masquer le fait qu’elle ne possède pas la voix de soprano lyrique et dramatique nécessaire au rôle.
Mais comme l’a joliment écrit le « Canard Enchainé », son partenaire, l’élégant Alfredo, l’a pour ainsi dire soutenue et épaulée musicalement de bout en bout, et ce fut très émouvant.
Quant à l’albanaise Ermolena Jaho, elle m’a définitivement conquise sur la scène de l’Opéra Bastille à l’automne 2014 dans ce même rôle de « La Traviata », Violetta Valery « la dévoyée ». La mise en scène du cinéaste Benoît Jacquot avait été mal accueillie par la critique à sa création, au printemps précédent, ainsi que l’interprétation de Diana Damrau, la très virtuose soprano allemande. Mais autant je partageais le sentiment général quand au manque d’intensité dramatique et d’aisance scénique de cette Violetta virtuose manquant d’émotion, autant je me démarquais des détracteurs de la mise en scène.
J’attendais donc impatiemment de voir comment la belle albanaise habiterait le décor de Benoît Jacquot (de grands tableaux perdus dans l’immensité noire de la scène) dans l’un des plus beaux rôles de femme de l’opéra, celui que toutes veulent chanter (même quand elles n’ont pas la voix comme la Dessay !). D’autant plus qu’elle faisait ses débuts sur la scène de Bastille à l’âge de quarante ans, même si elle chantait la « Dévoyée » depuis longtemps.
Je l’ai trouvée unique, unique dans le raffinement de son chant, ses pianissimi, son beau registre grave, ses déchirantes envolées dans les aigus, et cette manière d’accompagner le chant de tout son corps. Très mince, très brune, très élégante, portant magnifiquement les somptueuses robes fin de siècle, le corps ployé, les bras sinueux, tout était au service de ce personnage sacrificiel.
Et puis il y eut ce moment, à la fin du deuxième finale du deuxième acte, lorsqu’elle retrouve Alfredo qui, ne sachant rien de son sacrifice, l’insulte devant tous et la traite de femme vénale. Revenant de son évanouissement, encore à terre aux pieds de l’escalier monumental, elle a lancé cette plainte :
« Alfredo, Alfredo, di questo cuore,
non puoi comprendere tutto l’amore » ;
(Alfredo, Alfredo de mon coeur
tu ne peux comprendre tout l’amour)
Et ces paroles chantées mezza voce, ce ton ténu et déchiré, je les entends encore, ils me sont restés dans l’oreille et le cœur comme le moment le plus poignant de cette « Traviata. Ainsi redécouvre-t-on, grâce à une grande interprète, un air entendu mille fois… D’ailleurs à la première, elle eut droit, au salut final, à une rare « standing ovation ».
Donc lundi dernier, lors de la première partie du récital consacrée à Massenet, elle est apparue sur scène parmi les ors de la salle du Théâtre des Champs-Elysées dans un spectaculaire fourreau moulant de soie rouge vif, une robe bustier à dos nu s’évasant en corolle jusqu’à terre, en amoureuse éplorée, dans l’air de Fanny tiré de « Sapho ». Un frisson a parcouru la salle…
Puis Charles Castronovo, qui adore le répertoire français, a déclenché une ovation dans le « tube » de « Werther » « Pourquoi me réveiller ». Puis après l’air de « Thaïs » « Dis-moi que je suis belle… », où elle suppliait son miroir de lui promettre la beauté éternelle, le public s’est déchaîné à nouveau, réalisant à quelle interprète il avait à faire. Et leur duo de « Manon » et Des Grieux à Saint-Sulpice achevait de déchaîner l’enthousiasme, les « Bravo ! » hurlés et les longs applaudissements qui signent les moments exceptionnels.
C’était un beau couple, leur complicité était évidente, comme on a pu le vérifier lors de la deuxième partie alternant des airs célèbres du vérisme italien, où elle reçut une nouvelle ovation en atteignant un nouveau sommet dans le déchirant « Sola, perduta, abbandonata » de la « Manon Lescaut » de Puccini. Son cri final, « Non voglio morir… », nous laissant la respiration coupée.
Ce sont de ces moments où l’on sent toute la salle vibrer de la même émotion, de ces moments que seul l’opéra, art de la démesure, peut nous donner, lorsque la musique, le chant et l’interprétation nous emportent à un niveau d’intensité sans pareil.
Ainsi lundi dernier au TCE, phénomène rarissime, ce fut plus qu’un récital, mais un véritable moment d’opéra dont on sortait tout simplement transporté, ayant vécu un instant hors du quotidien, hors de la vie.
Il n’est pas étonnant que cette actrice-chanteuse dise qu’il lui arrive de ne pas pouvoir dormir pendant deux nuits quand elle sort de scène…
On a presque envie de lui conseiller de s’économiser un peu, même si on se réjouit infiniment de la voir en juillet dans « Madama Butterfly » de Puccini sur l’immense scène du Théâtre Antique d’Orange. Elle connait le rôle, mais ce sera une première pour elle aux Chorégies.
Et si vous n’allez pas aux Chorégies cet été, vous pourrez la retrouver en novembre à l’Opéra Bastille dans « Les Contes d’Hoffmann » d’Offenbach dans le rôle d’Antonia, le plus beau des trois femmes aimées par Hoffmann. Jonas Kaufmann faisant ses débuts à Bastille dans le rôle titre, il faut se précipiter pour réserver.
Lise Bloch-Morhange
M A G N I F I Q U E ARTICLE !!!!
Après un tel article, je me réjouis d’avoir réservé ma place pour « Les contes d’Hoffmann » de novembre prochain, afin d’y découvrir Ermonela Jaho.