Je viens de lire « Le mercato d’hiver, Une enquête de Scott Manson », pour une seule et unique raison : parce qu’il est signé de l’écrivain londonien d’origine écossaise Philip Kerr, dont j’ai énormément admiré la série policière racontant les exploits de Bernie Gunther, policier du III Reich opposé aux nazis, mêlant de façon magistrale l’histoire et la fiction.
(Photo ci-contre: LBM)
J’étais curieuse de voir s’il pourrait faire aussi bien avec le ballon rond dont j’ignore tout et ne veut rien savoir, car rien ne m’est plus étranger.
Philip Kerr reprend le même procédé, en mêlant une connaissance intime du milieu à des événements et personnages inventés. On retrouve les ingrédients usuels: le propriétaire ukrainien du club qu’on sait et sent capable de tout, l’amitié fabuleuse liant le héros à ses potes du club, le crime remettant tout en question, etc, etc.
Sans le trouver –et de loin- aussi bon que les Bernie Gunther, j’ai pu aller jusqu’au bout grâce à la vision critique du héros (et de l’auteur), qui en dépit de sa passion de toujours pour le foot, n’est pas dupe de ce qu’il est devenu : une monstrueuse machine à fric gangrenée par la corruption, et lui-même un entraîneur coachant « une bande de connards surpayés ». Autant dire que je me suis réjouie quand sa petite amie a quitté notre héros en lui disant que le foot ne l’intéresserait jamais…
J’étais donc mûre pour aborder l’ouvrage savant « SMART STADIUM, Le stade numérique du spectacle sportif », signé de l’architecte et philosophe Marc Perelman, professeur d’Esthétique à Paris X. Cela fait quelque temps déjà qu’il s’intéresse à la prolifération de ces gigantesques enceintes et au déferlement des épreuves sportives, ayant publié dès 1998 « Le sport barbare », se réclamant notamment de ces deux points de vue : « Les jeux olympiques sont réactionnaires » dixit Walter Benjamin, et « Il n’y a pas de sport apolitique », dixit Ernst Bloch.
Intéressante approche alors que l’Euro 2016 est en vue, et que la France s’est lancée
dans une nouvelle course à l’olympisme.
Dans « SMART STADIUM », se référant aussi bien à Sartre qu’à Freud, Adorno, Baudrillard ou Walter Benjamin, Marc Perelman défend la thèse que la numérisation de la société trouve un terrain d’élection dans ces stades-monstres, et ce qu’il nous révèle est assez ahurissant.
Nous recevons un premier choc en apprenant que le tout nouveau Grand Stade de l’Olympique Lyonnais (l’OL) est conçu autour du smartphone des spectateurs, avec 25 000 bornes WiFI et 350 points de vente interactifs, 300 écrans connectés IP.TV, 120 points d’accès multi sports, deux écrans géants.
Puis l’auteur nous montre comment nous sommes passés à l’ère de l’e-sport avec les jeux vidées sportifs mondialement populaires, le jeu vidéo étant sans doute devenu « la première « industrie culturelle » de la planète » ; puis comment la télévision a été phagocytée par le sport (ô combien !) grâce aux retransmissions devenues incroyablement sophistiquées et à l’image numérisée ; puis comment le coût des stades atteint des sommes délirantes, tels l’OL aussi complexe qu’un aéroport (coût global annoncé 650 millions d’euros), ou le futur stade d’Atlanta qui devrait atteindre au moins 1,2 milliard de dollars. Car si le sport a phagocyté la télévision, il faut maintenant faire revenir les fans au stade et qu’ils se sentent « comme chez eux ».
Au passage, nous découvrons par exemple que « les ballons de football et pourquoi pas les crampons des joueurs sont en passe de devenir « intelligents » », bardés de capteurs et de puces, tout comme les raquettes des joueurs de tennis. Il faut bien alimenter les smartphones et autres tablettes des spectateurs, qui bientôt – et même déjà -n’auront plus besoin de regarder les joueurs.
De toutes les façons – c’est moi qui parle- que peut-on voir d’un ballon ou d’une balle de tennis dans un stade de 60 000 ou même 20 000 places? Le gigantisme a tué le sport, récupéré par le numérique. Songeons, dit Perelman, que Facebook et Twitter rivalisent pour capter 650 millions d’aficionados reliés entre eux par un immense réseau constituant « le plus grand stade du monde ».
Professeur d’esthétique, l’auteur s’intéresse également à l’architecture des nouveaux stades, devenus « boîte à spectacle » numérique, et relève qu’elle tend à se rapprocher de celle de l’informatique et à s’incarner sous la forme d’ectoplasmes clean (voir, dit-il, la polémique suscitée au Japon par un stade prévu pour les JO de 2020 finalement abandonné, ou au Qatar par la construction de l’un des stades de la coupe du monde de football 2022).
Plus près de chez nous, à la limite du seizième arrondissement et de Boulogne-Billancourt, je me demande comment on a pu laisser s’élever à 32 mètres de haut sous le nez des habitants le nouveau stade Jean-Bouin signé Rudy Ricciotti, gigantesque baleine grisâtre obscurcissant l’horizon. Notons à ce propos que Perelman règle son compte page 58 à « l’architecte-histrion » qui se vante de« hurle[r] comme un hooligan au stade ».
S’il n’est pas si étonnant que les dix stades américains retransmettant l’EURO 2016 se soient équipés de la 4G, puisque l’OL et le Parc des Princes (coût 32 millions d’euros pour Orange) en ont fait autant, les Smart Stadium US, apprend-t-on, sont en avance sur tous les autres pour le raffinement des applications disponibles, par exemple :
application « Tweet a beer », on vous apporte à votre place la bière de la marque préalablement twittée ; application pour recevoir sur votre smartphone des informations aux moments cruciaux du match, si bien que « tout le stade est illuminé et vibre dans une forme de communauté scintillante, groupale » ; avec l’application « At the Ballpark », disponible dans 30 stades de baseball US, « le spectateur est automatiquement reconnu à l’entrée », un plan s’affiche pour lui indiquer son siège d’où il peut commander des vidéos, consulter des statistiques en temps réel, recevoir éventuellement une offre de surclassement pour de meilleures places, etc, etc; enfin, une des dernières applications, fort populaire, « l’Urinal Gaming System » du Coca-Cola Park : les hommes peuvent jouer à un jeu vidéo tout en urinant, et gagner des points selon leur performance… urinaire !!!!!!!!!! Surtout, surtout, pas de temps mort pour le spectateur !
Bref, il s’agit « monétiser les stades » via la toute-puissante numérisation ambiante.
Et de transformer les stades eux-mêmes en petites villes hyper connectées, tel le Football Club de Barcelone (la Barça) assurant à son tour la promotion de la ville de Barcelone avec son réseau de 176 millions de followers .
Sur un autre plan, en tant que philosophe, l’auteur souligne (depuis son premier livre sur le sujet) combien les stades de sport sont pour lui synonymes d’enfermement et de surveillance, cette surveillance devenue ultra perfectionnée grâce au numérique généralisé. Si vous n’êtes pas sensible à cet aspect des choses, songez à ces nouveaux compteurs d’électricité Linky dits « intelligents » qu’on veut installer dans tous les foyers français : ils retransmettront votre consommation toutes les dix minutes, si bien que l’on saura toutes les dix minutes si vous êtes chez vous, combien de personnes y sont, dans quelle pièce, etc, etc.
Et à propos d’enfermement, combien de gens savent-ils que Roland-Garros, par exemple, a servi de camp d’internement pour les étrangers lors de la dernière guerre ?
Lise Bloch-Morhange
Ah oui! Bravo au livre et à sa commentatrice. Le foot à hauts doses, tel que seriné du matin au soir par les journalistes, et son entourage pourri contribuent grandement à l’abrutissement d’une société devenue inculte, mais « connectée ».
Et que dire des malheureux policiers qui seront envoyés en masse pour protéger l’Euro 2016? N’ayant pas le don d’ubiquité, ils déserteront d’autres sites sensibles.
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J’hésitais aussi à passer des Nazis aux « footeux »…. Kerr a quand même le talent inouïs de nous balader avec satisfaction dans le 3e Reich. Moins dans l’univers du foot?
Merci pour cet article passionnant sur le livre de Perelman que je n’aurai sans doute pas le courage de lire. J’avais déjà de grosses appréhensions vis à vis des stades. Pinochet en avait fait l’usage que l’on sait. Alors les Pinochet d’aujourd’hui ont de beaux gadgets à leur disposition…