Tissu d’intrigues politiques, de luttes de pouvoir, de manigances, d’exactions, d’ambitions et de trahisons, mais aussi de passion, de haine et d’amour, “Britannicus” parle tout autant aux spectateurs d’aujourd’hui qu’à ceux du XVIIème siècle en leur temps. Le sujet est d’une belle intemporalité.
Alors qu’elle n’y avait plus été jouée depuis une dizaine d’années – la dernière mise en scène remontant à celle de Brigitte Jaques-Wajeman donnée au Théâtre du Vieux-Colombier en 2004 avec Alexandre Pavloff dans le rôle de Néron et Dominique Constanza dans celui d’Agrippine –, “Britannicus”, tragédie en cinq actes et en vers de Jean Racine, revient à la Comédie-Française, Salle Richelieu, dans une nouvelle production.
Stéphane Braunschweig, le nouveau directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe que l’on ne présente plus, tant son travail compte parmi les plus importants de la scène contemporaine, en signe ici la mise en scène et la scénographie. Avec cette pièce, il s’attaque à un répertoire qu’il n’avait encore jamais abordé, celui de la tragédie classique française, et fait concomitamment ses premiers pas de metteur en scène dans la Maison de Molière. Double gageure pleinement réussie ! Avec lui, les mots de Racine résonnent d’une étrange actualité…
“Britannicus” raconte la naissance d’un tyran, Néron, véritable personnage principal d’une œuvre qui, en réalité, porte le nom d’un personnage secondaire. Un tel choix de titre pourrait paraître curieux de nos jours. Sans doute peut-on l’expliquer par le fait que le public du XVIIème siècle était apparemment plus enclin à s’apitoyer sur le sort d’une victime dont Britannicus est l’incarnation type qu’à se laisser éblouir par la prise de pouvoir d’un despote sanguinaire.
Ecrite en 1669, deux ans après le succès d’“Andromaque”, “Britannicus” permet à Racine de rivaliser avec Corneille sur le plan de la tragédie historique et de répondre aux réserves faites sur son talent par les partisans de l’auteur du Cid. “Le Grand Corneille” (1606-1684), de trente-trois ans son aîné, était alors le maître incontesté de la tragédie historique, donnant ainsi ce que la postérité considéra comme ses chefs-d’œuvre dans ce domaine: “Horace” (1640), “Cinna” (1641), “Polyeucte” (1642), “Rodogune” (1644), “Héraclius” (1647) et “Nicomède” (1651).
Le jeune Racine (1639-1699) s’appuya, pour écrire sa pièce, sur deux ouvrages majeurs d’historiens latins, “La Vie des douze Césars” de Suétone, “Les Annales” de Tacite, et choisit de raconter un épisode particulier de l’histoire romaine : ce moment où Néron (37 apr. J.-C. – 68), cinquième empereur romain, désigné comme successeur de Claude au détriment de Britannicus grâce aux intrigues de sa mère Agrippine, bascule dans la cruauté.
L’histoire se situe donc vers l’an 56 alors que Néron règne sur Rome depuis deux ans. Deux années de paix et de clémence conduites sous l’influence de sa mère, de son précepteur Sénèque et du préfet du prétoire Burrhus. Tandis que Britannicus, avec l’appui d’Agrippine, s’apprête à épouser Junie, descendante d’Auguste, Néron fait soudainement enlever cette dernière en pleine nuit, au grand étonnement de tous. La pièce débute le lendemain matin de l’arrestation de la jeune fille où chacun s’interroge sur les raisons de cet acte…
Cette alliance de Britannicus et de Junie qui, par ailleurs, s’aiment d’un amour réciproque, était nécessaire à Agrippine pour conserver son poids politique face à Néron. L’enlèvement de la jeune fille est-il, par conséquent, un acte politique qui signifie à l’opinion publique qu’Agrippine n’est plus en grâce ? A-t-il été déclenché par les rumeurs qui courent à travers Rome quant à un empereur sous la coupe de sa mère ? Néron avoue à son confident Narcisse qu’en voyant Junie amenée au palais, il en est tombé amoureux et souhaite répudier sa femme Octavie pour épouser la jeune fille.
Dans une scénographie des plus sobres, voire austère, et dans un décor à la fois simple et moderne qui pourrait rappeler les grandes tables de réunion à l’Elysée, à la Maison Blanche ou au Kremlin, nous voici au cœur de la machine politique, dans les coulisses du pouvoir où les liens se font et se défont.
Les costumes relèvent le défi d’être à la fois discrets et d’une grande élégance. Jouant sur une gamme de seulement trois couleurs – noir, blanc et beige -, ils sont en harmonie avec le propos politique de la pièce : complet-veston, imperméable, tailleur chic et robe noire.
Grâce à un jeu tout en subtilité et en nuances, les acteurs sont au summum de leur talent. Parfaitement bien dirigés, ils parlent le vers racinien avec le plus grand naturel, d’un ton presque feutré, sans en faire une langue d’apparat, tout en respectant la beauté des alexandrins. Du grand art ! De quoi réconcilier tout un chacun avec la versification racinienne.
Saluons ici les débuts de pensionnaire de Dominique Blanc dans le rôle d’Agrippine. On ne pouvait rêver entrée plus majestueuse dans l’illustre Maison ! Sublime Marquise de Merteuil il y a quelques mois encore au Théâtre de la Ville dans “Les Liaisons Dangereuses”, elle interprète ici une manipulatrice qui n’hésite pas à jouer toutes ses cartes (celles-ci ayant pour noms Britannicus, Junie, Pallas, Burrhus, Néron…) et qui a compris depuis longtemps que le pouvoir est un jeu d’équilibre entre les forces en présence. “Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus” confie-t-elle à Albine au sujet de son fils. La scène où elle se livre à un chantage affectif auquel Néron feint de céder est un moment d’anthologie où le spectateur est suspendu à ses lèvres dans l’attente du dénouement final. Un jeu tout en finesse et d’une grande intelligence.
Les autres comédiens ne sont pas en reste. Laurent Stocker est un Néron imprévisible et opaque, complexe au possible, déchiré entre son désir d’émancipation, son amour pour Junie et l’emprise de sa mère. Stéphane Varupenne incarne un Britannicus solaire et candide, amoureux et courageux. Georgia Scalliet resplendit dans le rôle de Junie. A la voir paraître ainsi pieds nus, les cheveux en bataille, le regard hagard, on comprend la passion soudaine qu’elle a pu inspirer au jeune Empereur. Elle est une Junie à fleur de peau et d’une grande sensualité. Benjamin Lavernhe, interprète de Narcisse, s’avère impeccable dans ce rôle de traître au double discours distillant des propos pleins de fiel aux oreilles de Néron et causant la perte de Britannicus.
Si la mise en scène de Stéphane Braunschweig met en avant les dimensions politiques de la pièce, si les victimes de la tragédie sont d’abord des pions sur un échiquier politique, les sentiments ne sont pas absents, loin de là.
Ce très beau spectacle nous fait regretter que Racine ne soit pas plus représenté de nos jours alors que son théâtre est d’une si criante modernité.
Isabelle Fauvel
“Britannicus” de Jean Racine, du 7 mai au 23 juillet 2016 à la Comédie-Française, Salle Richelieu. Mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig, avec Stéphane Varupenne (Britannicus), Laurent Stocker (Néron), Dominique Blanc (Agrippine), Georgia Scalliet (Junie), Hervé Pierre (Burrhus), Benjamin Lavernhe (Narcisse), Clotilde de Bayser (Albine) et les élèves-comédiens Théo Comby Lemaitre, Hugues Duchêne, Laurent Robert.