Sur scène, un homme aux petites lunettes cerclées d’or, seul son visage est éclairé et il vient nous demander assistance. Demander de l’aide suppose de dire, tout dire. C’est là le cœur du projet de Stefan Zweig dans sa nouvelle Amok. Un appel à l’aide qui devient confidence enfiévrée sur la scène du Théâtre de Poche.
Les lunettes cerclées d’or sont bien vite ôtées, le costume dérangé, l’homme que nous voyons est sur un bateau qui file vers l’Europe et il fuit après cinq années passées en Malaisie.
Jeune et brillant médecin, il raconte son arrivée en terres exotiques, plein d’espoir, les longues années dans la jungle où léthargie et paresse s’installent, jusqu’au jour où tout bascule. Une femme blanche fait irruption dans sa demeure pour lui demander un « service » : l’aider à faire disparaître l’enfant qu’elle porte en échange d’une coquette somme d’argent. D’abord agacé par l’orgueil de la belle solliciteuse et par cette manière de vouloir l’acheter, il refuse. Il aurait voulu être prié dit-il car l’aide se donne à celui qui montre qu’il en a besoin. Mais le dédain de la jeune femme puis son départ en trombe vont susciter chez le médecin une fièvre dangereuse, un mouvement désordonné pour la retrouver et l’aider enfin. L’ « Amok » qui donne son titre à la pièce fait référence à cette rage incontrôlable et souvent meurtrière qui peut prendre un homme et lui faire perdre la raison. Folie amoureuse qui se déploie ici dans un récit étonnamment lucide et bouleversant à la fois. Car raconter c’est un peu revivre.
Il fallait un comédien singulier pour porter ce rôle d’un médecin malade d’amour. Alexis Moncorgé, du haut de ses 28 ans fait la preuve d’une étonnante maîtrise. En suivant les heures de la vie d’un homme, il segmente, découpe le récit en une série de moments émotionnels forts. Larmes et sueur coulent sur scène : son engagement dans le personnage est remarquable. Les jeux de lumière et la scénographie dans son ensemble sont particulièrement réussis. Tout concourt ainsi à mettre en valeur le visage et les émotions du comédien. Lorsqu’il darde son regard sur les spectateurs, on se sent pris à parti, presque trop « vu », car oui, plusieurs fois l’impression s’impose : il nous regarde (illusion car les projecteurs pleine face qui l’éclairent empêchent sans doute la vision directe). Et l’étroitesse de la salle du Théâtre de Poche accroît encore cette sensation d’intimité. Ajoutez à cela, le texte gros d’émotion et continûment adressé de Zweig et vous comprendrez la sensation de malaise qui s’impose et oblige, dans un instinct réflexe à parfois détacher ses yeux et son esprit de la scène.
Le spectacle vécu est ainsi fait de ces mouvements d’aller et retour du spectateur face à ce « trop plein ». Sans doute est-ce la grande qualité en même temps que peut-être le point de discussion de ce spectacle. Ce jeu si énergique, si volontariste de Alexis Moncorgé qui construit sous nos yeux un parcours de folie risque parfois le sur-jeu. Nous vient en effet l’idée qu’une émotion peut aussi jaillir de l’absence, du retrait, voire même du mutisme sur la scène. Que le comédien propose une traversée autant qu’il se laisse traverser par l’histoire qu’il nous raconte. Et paradoxalement, dans un monologue si lyrique, si dense ce sont les moments sans voix, quand le comédien esquisse quelques pas de danse qui nous émeuvent le plus, car affleure alors quelque chose de la dépossession de soi qui fait le sujet même de cette nouvelle.
Alors faut-il répandre la fièvre d’Amok ? Oui, sans aucun doute possible. Il vous reste jusqu’au 22 mai. Le spectacle passera ensuite à Avignon avant sa reprise à Paris à partir de septembre. Il est prenant, maîtrisé de bout en bout et nous laisse en sortant, rêveur et interrogatif : qu’est-ce qu’un comédien ? Un autre Amok ? Faut-il « jouer d’âme » ou d’esprit comme disait Diderot en son temps ? Et faut-il nous laisser enfiévrer à notre tour ? De quoi discuter quelques heures, attablés au bar du théâtre, dans les ombres du soir qui tombent.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Amok, Théâtre de Poche, Stefan Zweig, Alexis Moncorgé, mise en scène Caroline Darnay, jusqu’au 22 mai, du mardi au samedi 19 h, dimanche 17 h 30. Puis au Théâtre du Roi René (Avignon) du 7 au 31 juillet, 17 h 50.
Ce comédien serait-il le petit-fils de Jean Gabin puisqu’il porte son nom?
oui, c’est lui !
alors a-t-il les yeux bleus comme son Grandpa?