Alors même que Paris ne cesse de célébrer notre bien-aimé Guillaume (expositions Apollinaire à l’Orangerie et Douanier Rousseau à Orsay), l’écrivain français normalien et baroudeur Raphaël Jerusalmy publie «Les obus jouaient à pigeon vole», où il nous fait vivre les vingt-quatre heures précédant la blessure à la tempe du poète soldat en mars 1916. (Photo ci-contre : LBM)
Mais l’inflexible loi des coïncidences veut qu’au même moment, l’ex-marine et diplomate anglais Paddy Ashdown publie un gros ouvrage intitulé «La Bataille du Vercors, Une amère victoire», qui remet en question beaucoup de fausses idées sur la chute, en juillet 1944, du plus célèbre et important maquis français installé dans le massif du Vercors, entre Isère et Drôme.
D’une guerre l’autre. D’un mythe l’autre.
Dans l’ouvrage de l’ex soldat et diplomate anglais nous suivons jour par jour, heure par heure, homme par homme, message par message, l’enchaînement fatal qui conduisit les maquisards du plateau à se déclarer beaucoup trop tôt «République libre du Vercors», puis à affronter le 21 juillet 1944 un ennemi infiniment supérieur : quelque 4000 maquisards contre 10 000 soldats allemands munis d’armes lourdes, appuyés par des bombardiers.
Parmi les maquisards, certains avaient quitté leur maison la veille, et n’avaient jamais tenu une arme
La grande nouveauté de ce livre, venant après tant d’autres, est de replacer la bataille du Vercors dans le contexte de la stratégie alliée, fort complexe, dont on suit les péripéties, aussi haletantes qu’un film d’aventure. Conflits et cafouillages en tout
genre se déroulent à Londres comme à Alger, entre de Gaulle et Churchill (très pittoresques), entre la France Libre et les Américains et les Anglais (très compliqués). Chacun a sa vision, sa théorie, son analyse, ses ambitions, ses amitiés et ses inimitiés. Et très souvent, ils s’ignorent les uns les autres, ne reçoivent pas les câbles à temps, donnent ordres et contre ordres. Ah Dieu ! que la guerre est cafouilleuse !
Début 1944, rappelle Paddy Ashdown, de Gaulle voulait à tout prix éviter qu’un gouvernement allié s’installe en France au sortir de la guerre comme le prévoyait Roosevelt. Il fallait donc que l’action de la Résistance française soit décisive au moment de la libération du pays. Or deux théories s’affrontaient : fallait-il envoyer les résistants à l’assaut de l’armée allemande à partir de «maquis géographiques» ou «réduits défendables», ou bien leur assigner des actions de «guérilla» et de sabotage, en évitant l’affrontement direct ? Quelle tactique serait la plus efficace au moment des débarquements alliés ?
Car tout se joue bien sûr sur la toile de fond du débarquement sur la côte Ouest (opération Overlord), qui sera suivi d’un débarquement dans le sud du pays (opération Anvil). Mais où et quand exactement? Les Français, de Gaulle et la Résistance en particulier, ignorant tout des dates et lieux retenus par les Alliés. Dans cette incertitude, en janvier 1944, de Gaulle défend auprès des Alliés un plan permettant à la Résistance d’aider au succès des débarquements en s’appuyant sur des «réduits», comme ceux du Jura ou du Vercors.
Tout au long du livre, l’auteur se désole de l’aveuglement du haut commandement français et allié qui s’obstine dans la théorie des «réduits», malgré une série de défaites démontrant sa fragilité, voire sa nullité: en février 1944, défaite en moins de quatre jours de «la forteresse imprenable» du plateau des Glières, à 15 kilomètres au nord-est d’Annecy; puis défaite des 3000 maquisards du Mont Mouchet dans le Massif Central à partir du 20 mai ; puis défaite de Barcelonnette dans les Alpes, juste après le débarquement en Normandie du 6 juin.
Malgré ces défaites aveuglantes, de Gaulle s’obstinera notamment dans son plan «Caïman» consistant à faire du Massif Central son propre front de Libération du territoire.
Pour Ashdown, l’aveuglement du haut commandement est proprement incompréhensible, même s’il peut s’expliquer par les cafouillages incessants. Il en revient sans cesse à cette réunion du SHAEF (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force) du 21 mai 1944 à Portsmouth, où les planificateurs alliés «rejetèrent en bloc toute idée de réduit», et ordonnèrent que la Résistance s’en tienne aux actions de sabotage (contre les câbles de communications, les lignes électriques, etc, etc).
Et l’auteur ajoute : «Ce qui est extraordinaire, c’est que cette instruction du haut commandement allié allait être tout simplement ignorée» (p.200).
Pourquoi ? Mystère… Dieu ! que la guerre est mystérieuse !
Après le débarquement américain du 6 juin qui surprendra tout le monde, les maquisards français rêvent plus que jamais d’en découdre avec les Boches, à commencer par ceux du plateau du Vercors. Les quelque 4000 hommes ce cessent de réclamer, encore et toujours, à Londres et Alger des parachutages d’armes lourdes, se font de plus en plus pressants, suppliant les Alliés de bombarder l’aéroport de Chabeuil où sont stationnés près de 75 avions de combat ennemis.
Le plateau des Glières était tombé en quatre jours, tout se joua sur celui du Vercors en trois jours, du 21 au 23 juillet. Jusqu’au 20 juillet, les Alliés auraient pu le sauver en parachutant des armes lourdes et des avions.
Le 22 juillet, un certain Adrien Conus, ses troupes défaites, tombait aux mains des Allemands en arrivant à Gresse-en-Vercors. Torturé par la Gestapo, il se jeta dans un ravin au moment d’être fusillé. Il s’en releva par miracle, et peu après, faisait envoyer ce message à Londres depuis un poste émetteur de maquisards: «Arrêté-torturé-fusillé- bonne santé.» (p.432). Dieu ! que la guerre est ironique !
Le Vercors soit disant imprenable, «victime des grandes et petites décisions» cafouilleuses des Alliés, fut jeté en pâture aux Allemands trop tôt. Mais attention, souligne Paddy Ashdown parlant «d’amère victoire», les Allemands n’ont pas atteint leurs objectifs dans le Vercors, qui n’a pas tardé à se relever, apportant son concours à la Libération. Le 22 août, «date officielle de la libération de Grenoble, les jeunes maquisards des unités du Vercors étaient au premier rang du défilé de la victoire» (p.452).
Flashback. Vingt-huit ans plus tôt. La Grande Guerre. 16 mars 1916.
Tranchée de première ligne au lieu dit Le Bois des Buttes.
Nous retrouvons le sous-lieutenant Gui de Kostrowitzky, engagé volontaire, artilleur ayant demandé à passer fantassin. Ses compagnons le surnomment Kostro ou Cointreau-whisky, lui les appelle Père Ubu, Trouillebleu, Jojo-la-fanfare, caporal Dontacte, Moncapitaine (un homme du monde comme lui).
Nous sommes 24 heures avant l’éclat d’obus qui frappera le poète à la tempe. Cointreau-whisky passe son temps à lire toutes ces revues qu’il reçoit, et à écrire, écrire, aux femmes qu’il aime comme à ses amis. Picasso, Cocteau et autres n’ont pas compris ce qui lui a pris, à leur copain poète, de s’engager dans les tranchées. Ils s’inquiètent, et lui, pour les rassurer, écrit des jolies choses sur la guerre. Comme «Ah Dieu ! que la guerre est jolie Avec ses chants ses longs loisirs», par exemple.
D’heure en heure, nous assistons notamment à la mort, par une balle perdue venue d’en face, de Jojo-la-fanfare qui chantait sous les obus. Puis Moncapitaine réunit ses troupes pour ne rien leur dire. Kostro cherche la rime, qui ne vient pas, et songe à des sortes de calligrammes surgissant sur la page.
Deux heures avant l’impact, il écrit à sa fiancée Madeleine «Je suis fatigué et gai à la fois».
Vers 16 heures, le poète feuillette le dernier numéro du «Mercure de France», pas très intéressant d’ailleurs. «Deux larmes écarlates tombent sur la page trente-huit et éclaboussent le titre», écrit Raphaël Jerusalmy.
C’est très bien écrit, et le livre est d’une jolie facture, l’auteur intercalant ici et là quelques (futurs) calligrammes. Il précise au début du livre que la revue du «Mercure de France» annotée par Apollinaire vient d’être retrouvée en Bavière. Ce qui relève de la pure fiction.
Lise Bloch-Morhange
** « La Bataille du Vercors, Une amère victoire », Paddy Ashdown, Gallimard
**« Les obus jouaient à pigeon vole », Raphaël Jerusalmy, Editions Bruno Doucey
Merci de ces deux belles recensions… , où l’on voit des hommes se jouer des logiques, des plans, des attitudes « raisonnables » (Cendrars, Apollinaire, et tant d’autres préférant vivre, et continuer de rêver, que se planquer), et aussi se rappel : « de Gaulle voulait à tout prix éviter qu’un gouvernement allié s’installe en France au sortir de la guerre comme le prévoyait Roosevelt. » Là aussi : les sacrifices sont-ils raisonnables ? L’histoire ne donne jamais raison, à personne, elle se raconte. A nous de nous souvenir.
Lise, vous finissez votre bel article sur Madeleine…
Si vous voulez la retrouver, il faut aller aux Déchargeurs, les lundis de mai, de juin et le 4 juillet…
J’ai vu hier le spectacle « Madeleine, l’amour secret du poète »… et je vous garantis que Pierre Jacquemont et Alexandrine Serre font revivre Gui et Madeleine…
Ils ne parviennent pas à ne pas finir en larmes… et le spectateur a bien du mal à revenir à la réalité tant sont pénétrants les mots du poète et de celle qu’il a rencontrée dans un train entre Nice et Marseille et qu’il ne verra qu’une autre fois lors d’une permission…
Extrêmement intéressant.