Notaire à l’ancienne et provincial par dessus le marché, Marc-Antoine avait pris l’incroyable liberté, à l’occasion d’un différend conjugal, de quitter la France. C’était quelqu’un de presque maigre, à demi-chauve, avec des lunettes de myope qui lui donnaient un air de poisson sur l’étal. Il avait tout de même réussi à se marier avec une dame qui siégeait la plupart du temps sur son prie-Dieu. La vie du notaire était sans fantaisie.
Sous ses dehors quelconques on l’a dit, Marc-Antoine disposait d’une grande culture géographique. Lui seul pouvait décompter tous les voyages secrets qu’il avait pu faire, à travers l’atlas qu’il tenait de son père, depuis sa province sans autre relief que ses champs de blé. C’était sa distraction. Il connaissait aussi bien les dangers présumés de la mer de Banda, que la saison des glaces dans le détroit de La Pérouse, au sud de la mer d’Okhotsk. Marc-Antoine ne quittait jamais ni sa ville ni son étude, ni sa cravate ni aucune de ses habitudes que ses proches dénonçaient comme des manies insupportables.
Et pourtant il était parti, laissant son clerc le remplacer trois semaines. La colère et l’exaspération issues de la dispute avec son épouse, avaient annihilé les angoisses qui d’habitude, l’auraient empêché de franchir les frontières de son département. Avec un courage désuet, il était monté à la capitale, avait pris un taxi pour l’aéroport et fait enregistrer ses deux valises avec un sérieux dont il ne s’était jamais départi depuis sa mise au monde. Lui, le petit homme dont on se moquait sous cape, allait franchir l’équateur et revenir dans ses foyers à l’heure dite.
Marc-Antoine avait bien joué là-bas son rôle de touriste convenu. Il s’en était allé vers les montagnes andines, sans chercher à s’échapper des circuits touristiques, trouvant que l’aventure tout compris était suffisante en soi. Un Kodak Instamatic, qui remontait à sa première communion, lui conférait une allure décidément datée. L’appareil ballottait de droite et de gauche sur son ventre. Il n’avait pas eu le temps de développer le complexe du touriste moderne qui tient à se fondre dans la masse avec un profil équitable. Marc-Antoine sortait à peine de son atlas. Il personnifiait le voyageur débonnaire
Son voyage ne connut pas d’incidents notables à part quelques dérangements intestinaux lesquels, il le savait, étaient inclus dans le prix du séjour. Il avait également eu trop chaud, attrapé un rhume, connu quelques migraines mais, l’un dans l’autre se disait-il en lui-même faute de compagnon de voyage, ses vacances dans le réel se déroulaient sans anicroches.
Sauf qu’un jour, lors d’une visite organisée auprès d’indigènes habillés comme dans le dépliant qu’il s’était procuré avant son départ, il avait fait l’objet d’une blague. On lui avait proposé de goûter une spécialité locale qui n’était pas autre chose qu’un concentré d’épices à faire hennir une nonne. Encouragé par des mimiques amicales, il en avait pris une pleine cuillère. Malgré sa volonté de rester digne en toute occasion, une aptitude qu’il tenait de sa longue expérience notariale, il était quand même passé par toutes les couleurs de la gamme de l’époque fauve, réprimant avec peine une violente sensation d’étouffement mais sans contrôler un gros accès de sueur. S’étant progressivement remis de ses émotions, il avait émis non sans mal quelques remarques en espagnol pour laisser croire qu’il s’agissait d’une matière «délicate» qui lui rappelait une spécialité de son pays. Mais on s’était bien fichu de lui et les semaines suivantes, les auteurs de ses tourments en rigolaient encore, enjolivant tous les détails de son infortune avec force superlatifs. Il les avait néanmoins remerciés, tout en notant au passage, que c’était toujours le même groupe payé là pour accueillir les touristes de passage.
Alors Marc-Antoine était revenu, un mois plus tard, au même endroit, si bien que les indigènes en tenue traditionnelle l’avaient reconnu et s’étaient empressés auprès de lui en multipliant les démonstrations amicales. Dans un espagnol correct, peaufiné depuis son retour en France, il leur avait annoncé : « messieurs, j’ai tenu moi aussi à vous faire goûter une spécialité de mon pays ». Le petit notaire leur avait distribué des cuillères et les avait invités à les plonger dans un pot de verre qu’il avait apporté exprès. Tout en les voyant passer par toutes les phases répertoriées de la polychromie, il leur avait expliqué que la moutarde extra-forte de sa patrie était notamment riche en calcium, soufre, phosphore et potassium, qu’elle stimulait la production de suc gastrique, l’activation de la salive, la fluidification du système digestif , qu’elle était considérée comme un puissant anti-cancérigène, que le condiment en question était un bon allié du cœur et qu’enfin, s’il n’était pas lui, complètement chauve, c’était aussi grâce à ses vertus capillaires.
Beaux joueurs, ils avaient accepté de poser avec lui pour une photo de groupe où l’on voyait bien quelques sourires difficiles.
Le cliché est, depuis ce jour, bien encadré. Il figure en bonne place sur la console à droite de son bureau. Sa vue épice désormais ses poussiéreuses journées, du souvenir où le tout petit notaire qu’il était, avait pu prouver qu’il n’était pas sans capacité de réplique. Tandis que ses voyages au long cours ont repris dans les immenses espaces cartographiés de son vieil atlas. PHB
Excellente histoire pour bien commencer la matinée avec l’envie de faire goûter à certains prétentieux une décoction discrètement épicée!