«Vogue : a century of style»… En baptisant ainsi sa prolifique exposition consacrée aux 100 ans de l’édition britannique de Vogue, la National Portrait Gallery a peut-être longuement hésité entre «style» et «styles». Elle a peut-être renoncé à «a century of class» ou «a century of elegance». Mais «style» était mille fois plus approprié parce que Vogue a fait, tout au long de son siècle, des choix qui n’ont jamais hésité à casser les codes. Pour le meilleur de la créativité et de l’audace souvent, pour le pire de la vulgarité parfois.
Cette exposition Vogue mérite largement que l’on se défasse de tout a priori : le bling-bling y occupe une place mineure et n’y est jamais traité comme tel ; le propos n’est jamais réduit au petit monde de la mode et de ses égéries. Bien au contraire, la scénographie y conte l’histoire d’un magazine qui a voulu s’ouvrir au monde. C’était d’ailleurs inscrit dans ses gènes dès sa naissance. En fallait-il du culot au groupe Condé-Nast et à son patron de l’époque, Condé Montrose Nast, pour décider que, en septembre 1916, en plein cœur de la Première guerre mondiale et de la bataille de la Somme, il était parfaitement opportun de lancer la version british de ce titre-phare de la futilité ! Et cette conviction un peu folle ira même jusqu’à faire écrire à la directrice du Vogue USA dans ses mémoires publiés dans les années 50 : «Dans les tranchées, Vogue était le 2ème titre le plus diffusé mais je suppose que c’était naturel. Vogue parle de femmes et de leurs manières et de leurs falbalas ; c’était un régime bien différent de la boue et des uniformes, de l’ennui et de la mort». Osé aussi, wasn’t it ?
La National Portrait Gallery met en scène les effets d’osmose entre une revue à qui l’on prête tous les artifices et un monde secoué par des turbulences majeures. Lee Miller en constitue une figure emblématique. D’abord mannequin, la jeune femme, pupille de Man Ray, passe rapidement derrière l’objectif et devient reporter de guerre. Outre ses boîtiers et ses objectifs, elle s’essaie aussi à l’écriture. Elle montre et raconte ce qu’elle voit dans l’Allemagne dévastée comme dans la Grande-Bretagne résistante. Ainsi de ce portrait très troublant de deux jeunes femmes masquées d’une protection contre les bombes incendiaires à l’entrée d’un abri anti-aérien : le contraste entre la réalité de ce qui les entoure et le défi paisible que l’on est tenté de lire dans leur posture vous laisse figé. Sa description de l’appartement de Hitler à Munich où elle vivait (dans l’appartement, pas seulement à Munich !) sidère aussi dans la façon de mêler la grande Histoire et les détails de décoration.
Ses confrères, dont Cecil Beaton en première ligne, ne sont pas en reste. Lui aussi quitte les coulisses de la mode pour le théâtre des opérations et Vogue y accueille ses clichés avec la gravité qu’ils imposent. Ou Clifford Coffin qui offre à Vogue une de ses images les plus fascinantes de l’après-guerre : «Renaissance, un retour progressif vers une certaine sérénité de la vie» où le mannequin Wenda Rogerson, drapée dans une somptueuse robe de bal, se dresse au pied de l’ambitieux escalier d’une demeure londonienne dévastée par les bombes.
Jamais, au moins jusqu’à la fin du 20ème siècle, les éditeurs de Vogue n’oublieront de s’inscrire dans le temps. Une démarche qu’ils entreprennent avec ceux des photographes dont le talent sait aussi bien rendre le moiré d’un tissu, l’audace d’un créateur que saisir la dramaturgie du monde. Jerry Hall, sculpturale dans un maillot de bain rouge flamboyant, défiant le monde soviétique aux côtés d’une statue de la plus pure veine de l’art stalinien : pour Vogue, il s’agit de témoigner des tensions des années 70 qui voit finir la prospérité des Trente glorieuses et décliner les us et coutumes de l’aristocratie britannique, pour céder la place à la désindustrialisation ou l’explosion punk. Pour ne pas se laisser distancer, les éditeurs du Vogue London font appel aux plumes de l’époque : Samuel Beckett, Anthony Burgess, J.G. Ballard… Eux aussi viennent accompagner cet ancrage dans le réel.
Alors, certes, il reste les jolies filles, leurs mini-jupes et leurs yeux de biche. Mais elles partagent le sommaire avec d’autres personnages ancrés dans une autre réalité. Comme en témoigne un long portrait de Margaret Thatcher, pas encore Premier ministre, dont la journaliste écrira : «Madame Thatcher plisse les yeux quand elle vous parle, avec une envie déterminée de plaire mais il y a une lame de granit dans sa grâce et de la froideur au cœur de son charme». La suite le confirmera…
Il y a peu de grands de ce monde que Vogue ne glissera pas dans ses pages, avec une évidente prédilection pour le milieu artistique. Les portraits s’y mêlent et s’y succèdent avec maestria : Alfred Hitchcock, Charlie Chaplin, Fred Astaire, Matisse, David Bowie, Sofia Coppola, ou plus récemment un Boris Johnson affirmant avec morgue en avril 2012 que le chantier des Jeux olympiques serait fin prêt dans les temps et posant avec la même morgue sur une poutrelle du chantier. «Blond ambition» titrait Vogue.
Et Vogue ne serait pas british si n’y figurait pas, of course, la famille royale ! Cecil Beaton raconte comment il a progressivement obtenu ses entrées à Buckingham. Sa capacité à saisir l’âme de ses sujets et à les inscrire dans un moment d’intimité inattendue y a sûrement fait beaucoup. L’image de solitude de la reine Elizabeth II, le jour de son couronnement, dans une cathédrale de Westminster que l’on sait bondée à craquer et verrouillée dans un protocole minuté, impose le silence magistral qui ne régnait sans doute pas ce jour-là.
Tout ça ne fait évidemment pas de Vogue un magazine de réflexion intellectuelle. Mais il faut reconnaître aussi que tous les grands noms de la photographie de mode qui ont apposé leur signature dans ses pages semblent avoir disposé d’une grande liberté artistique dont il serait sans doute inapproprié de s’inquiéter de savoir si elle opte toujours pour le «bon» goût. Question d’époque pour les photographes, question d’efficacité commerciale pour la santé du magazine et sans doute question d’âge pour les visiteurs qui parviennent ou non à y trouver leurs repères. La pipeulisation n’a pas que des disgrâces photogéniques… et ne semble pas avoir réussi à entamer l’énergie créatrice de Vogue British.
Marie J
« Vogue 100 : a century of style », National Portrait Gallery, à Londres, jusqu’au 22 mai 2016.
Merci pour ce très bel article qui donne envie de se plonger dans les pages de Vogue. A noter dans les célèbres plumes du magazine, Dorothy Parker qui y fit son entrée en écriture en 1915 avant d’écrire pour d’autres magazines de renom tels que Vanity Fair, The New Yorker et Esquire.
«Madame Thatcher plisse les yeux quand elle vous parle, avec une envie déterminée de plaire mais il y a une lame de granit dans sa grâce et de la froideur au cœur de son charme»
«Monsieur Hollande plisse les yeux quand il vous parle, avec une envie déterminée de plaire mais il y a une lame de gélatine dans sa grâce et de la mollesse au cœur de son drame»
Merci pour la plongée dans ces surprenants mélange de genres.