Les Cavaliers au théâtre ou la magie d’un tabouret !

"Les cavaliers". Photo: LotIl y avait là un pari fou : faire entrer le roman d’aventure, les steppes afghanes et les courses de chevaux sur la scène étroite du théâtre. Pour adapter Joseph Kessel, on aurait imaginé un désert de cinéma, les carrières de Bartabas or Eric Bouvron prend l’exact contrepied. Celui du théâtre d’objet, dans lequel un tabouret devient un cheval, celui du théâtre de transformation où trois comédiens suffisent à incarner une galerie de personnages. Et c’est gagné !

« Les Cavaliers » c’est ce parcours initiatique d’un jeune homme, Ouroz, parti courir la célèbre course du Bouzkachi du roi avec son cheval merveilleux Jehol. Vaincu par une chute, il revient chez son père par un autre chemin. Une longue errance dans le désert afghan fait la matière du récit, et sous le soleil, pourrit la mauvaise blessure à la jambe d’Ouroz, tout comme s’envenime lentement les relations entre le cavalier et son serviteur Mokkhi. À ce dernier on a promis le cheval si Ouroz venait à mourir. Méfiance et haine s’installent alors, alimentées par l’arrivée d’une jeune fille abandonnée qui suit le cortège et persuade bientôt Mokkhi de se débarrasser de son maître violent et entêté.

Pour évoquer les figures hautes en couleur rencontrées au fil du voyage, la mise en scène invente dans la pauvreté. Avec leur mot et leur corps pour seuls alliés, les comédiens : Eric Bouvron, Grégori Baquet et Maïa Guéritte s’attaquent à la traversée du désert. Un combat contre un chien prend des allures de joutes circassiennes, un rideau fait apparaître une femme, et un récit raconté face public fait surgir un marché, ses marchands, parieurs et leurs combats de boucs. Saluons tout particulièrement la performance d’Eric Bouvron, jouant successivement le vieux père cuirassé dans son orgueil et le serviteur Mokkhi. Un changement de couvre chef, des inflexions de voix et une pesanteur du corps différente suffisent à faire surgir les deux personnages dans toute leur singularité.

Et la plus grande trouvaille scénique selon nous, réside dans la présence d’un quatrième comédien Khalid K. qui donne à l’Afghanistan voix et souffle. Au moyen d’un micro, de jeux de bouche soutenus par un fond enregistré, il fait entendre les hennissements de Jehol, les coups de cravache, le vent et le chant des hommes. C’est sur ses épaules que reposent la dimension épique du spectacle et son art évocatoire. Les meilleurs moments jouent de sa collaboration discrète mais puissante avec les autres comédiens. Ainsi d’une scène où Ouroz ingurgite du pavot pour oublier sa souffrance : son corps semble léger et son esprit s’échapper au rythme du bruiteur. La scène fait surgir en nous l’image ancestrale du comédien possédé, habité par une voix ou un esprit qui ne sont plus tout à fait siens et le souffle devient ici inspiration.

"Les cavaliers". Photo: Lot

« Les Cavaliers ». Photo: Lot

Le spectacle a bien sûr les défauts de ses qualités. Car comment rendre palpable la dégradation lente des rapports entre Ouroz et Mokkhi, le changement du père qui perd un peu de sa dureté pour apprendre à vieillir ? Le roman a pour lui le temps long de l’intériorité et des descriptions pour rendre compte de cette quête de soi après l’humiliation, de la très lente et toujours incertaine guérison de l’amour propre blessé. Sur scène, certains renversements paraissent un peu forcés, ainsi on a du mal à saisir le don final du cheval fait à Mokkhi et le désir immédiat de le récupérer pour Ouroz, ou encore le passage de l’amitié à la haine entre le fils et son serviteur. Mais le plaisir du spectateur passe outre, emporté dans la fièvre de la narration : les comédiens aiment raconter des histoires et nous aimons les entendre. On se relie ce soir là à une émotion très ancienne, celle ressentie à l’écoute des contes et des récits légendaires, quand par la foi de l’enfance un tabouret pouvait sans nul doute devenir un cheval magique.

Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé

Les Cavaliers, d‘après le roman de Joseph Kessel, Mise en scène Eric Bouvron et Anne Bourgeois, avec Eric Bouvron, Grégori Baquet, Khalid K. et Maïa Guéritte. Durée 1 h 20 – du mardi au samedi à 21 h – Théâtre La Bruyère – 5 rue La Bruyère.

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5 réponses à Les Cavaliers au théâtre ou la magie d’un tabouret !

  1. Steven dit :

    J’aime bien les chroniques théâtrales des Soirées de Paris. Moi qui ne vais presque jamais au théâtre j’ai l’impression d’y aller plus souvent. Avec la vague impression d’avoir dit quelque chose d’équivalent il n’y pas longtemps mais est-ce important. Merci. S.

  2. person philippe dit :

    Pour une fois, pas de critique de la critique, Tiphaine. « Les Cavaliers » est un des plus beaux spectacles du moment. Entièrement d’accord… Baquet, une fois de plus, s’avère un de nos plus grands « jeunes » acteurs. Avec Maxime d’Aboville.
    Pour rester au La Bruyère, le spectacle de 19 h 00 « Rencontre à Castel Gandolfo » est un pur moment de grâce. L’athée que je suis n’a pas été gêné par ce Jean-Paul II en conversation avec Antoine Vitez… Ces deux humanistes sont servis par le texte de Jean-Philippe Mestre, qui renvoie très loin dans les cordes les tentatives voisines de M.Eric Emmanuel S. Je le recommande à Tiphaine et à Steven.
    Sans faire de pub, j’en parle cette semaine sur le site Froggy’s Delight (avec hélas pour l’instant une erreur de théâtre dans le cartouche, mais j’espère que le webmaster va la corriger avant que vous n’y fassiez un petit tour)

    • Tiphaine P. dit :

      Merci Philippe, et doublement (puisque vos conseils ont conduit mes pas vers ce théâtre).
      Pour ma part, j’ai plus été marquée par E. Bouvron que G. Baquet mais il était peut-être fatigué ce soir là. J’ai également vu l’affiche pour la Rencontre à Castel Gondolfo qui m’avait fortement intriguée, votre commentaire m’incite à ne pas la laisser filer. Et Steven, à quand une chronique sous votre plume ?!

      • Steven dit :

        Chère Madame au si joli nom de famille. Merci de votre bien aimable proposition. Les auteurs comme vous m’enchantent c’est pourquoi je ne veux pas risquer d’en être un aussi. S.

  3. person philippe dit :

    Chère Tiphaine,
    c’est aussi ça la magie du théâtre, il y a des soirs où les acteurs sont moins bons.
    J’ai un grand souvenir de Grégori Baquet dans « Le K » d’après Dino Buzzati. Quand je l’ai vu dans « les Cavaliers », il m’a dit qu’il allait peut-être le reprendre… Franchement, c’était un moment de grâce… En attendant, lire le recueil de Buzzati devrait vous aiguiser l’appétit. C’est une splendeur ! Je fais théoriquement profession de critique, mais quand même, que de belles choses à lire, à voir et à entendre qui ne méritent que des louanges ! Vive Kessel ! Vive Buzzati !

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