En sortant du spectacle, une salve d’applaudissements salue l’incroyable performance des comédiens. Mais à côté de nous, un jeune garçon d’une dizaine d’années et plutôt affuté pour son âge s’exclame : « Mais ce n’est pas Corneille, pas du tout, il était chrétien je le sais ».
Nous aurions pu lui répondre, réveillant la professeur de lettres qui sommeille en nous, que l’auteur n’explique pas toujours l’œuvre ; pourtant quelque chose dans sa remarque ne nous laisse pas indifférent. Car B. Jacques Wajeman nous propose une relecture qui d’une certaine manière est proche d’une réécriture. Pour le dire vite : Polyeucte est un « fanatique », écho de nos fanatismes modernes. C’est le parti pris, clairement assumé de cette mise en scène.
Bref rappel des faits : Polyeucte est un jeune Prince arménien qui vient de se marier à Pauline, fille du gouverneur romain Félix. Fou amoureux, il n’en suit pas moins son ami Néarque pour se faire baptiser. Pauline pendant ce temps retrouve son premier amant, Sévère, qui lui fut refusé en sa jeunesse par son père et qui revient en Arménie couvert de gloire militaire ; elle le repousse vaillamment au nom du devoir et de l’amour pour son mari Polyeucte. Devenu chrétien et pris d’un zèle nouveau, Polyeucte va briser les idoles païennes du temple. Refusant de renier son Dieu, il se trouve condamné à mort par son beau-père Félix. Son martyre entraîne la conversion au christianisme de Pauline puis de Félix lui-même. Sévère à la fin de la pièce est touché de la force surhumaine des chrétiens, il s’engage à faire cesser les persécutions mais reste païen. Du moins dans le texte de Corneille.
Etat des modifications : car la pièce de B. Jacques-Wajeman supprime la tirade de Sévère et la remplace par une réplique ironique devant ces étranges « manies » des chrétiens qui se convertissent en chaîne. Elle est suivie par une tirade récitée face public et qui fut forgée pour l’occasion. Sorte de savant bricolage, elle associe quelques vrais vers du dénouement mutilé avec un texte pris plus haut dans la pièce et finalement supprimé par Corneille. Celui-ci présentait les croyances religieuses comme inventions politiques faites pour contenir le peuple, dans une perspective toute machiavélienne; enfin pour couronner l’ensemble, des extraits de Nietzsche sur la haine du martyre. Le propos ainsi remanié condamne le martyre dans son ensemble pour sa violence et son absurdité, mais sur la violence des persécutions, peu de mots. Reste l’image, terrible : Pauline en sang. Oui mais justement, dans ce nouveau dénouement, le public passe de la sidération devant une femme traumatisée par la mort de son époux, au rire devant le détachement de Sévère ironique ! Si d’ordinaire nous aimons ces prises de distance par le rire que propose souvent la metteur en scène, ici elles nous semblent brutales. Quant à la dernière réplique de Félix louant le nom de Dieu dans le texte de Corneille : disparue elle aussi. On quitte la pièce avec une impression de doute qui se transforme en sentiment d’imposture. Quelques lignes dans le programme justifient la transformation sous prétexte que « Corneille ne s’en privait pas ».
Alors certes, nous n’irions pas jusqu’à défendre en Polyeucte le martyre exemplaire que présente la tradition critique depuis le XIXe siècle. Il y a de nombreux vers qui laissent perplexe, comme notamment ce « j’aspire à ma ruine » qui signale l’étrange désir de mort de Polyeucte. De la même manière, le bris des statues relève d’une violence objective exercée à l’encontre d’une autre religion, d’ailleurs il s’agit d’un acte hautement problématique dans la tradition de l’Eglise qui fut condamné par certains conciles (le Concile d’Elvire notamment). De toute évidence chez Corneille, le héros chrétien est loin d’être un saint ; inversement les héros païens : Pauline et son devoir, Sévère et sa force sont admirables. Sévère aime les chrétiens dans le dénouement cornélien et ne se convertit pas, cela seul suffit pour nous. Car quel besoin de transformer un texte qui porte en lui-même son ambiguïté ? Pourquoi ne pas faire confiance à la puissance polyphonique du théâtre pour lui substituer une interprétation qui si elle a le mérite de la clarté, aplatit considérablement la richesse du propos ?
L’interprétation des comédiens est cependant plus fine que le parti-pris global de mise en scène. Clément Bresson dans le rôle titre, grisé par l’appel de Dieu (ou de la mort), est au bord du vacillement. Sévère, joué par Bertrand Suarez-Pazos est touchant de désir et de rage contenus. Mais plus encore que ses amants, c’est la Pauline de B. Jacques-Wajeman que nous voudrions aimer dans ce spectacle. Aurore Paris lui donne sa force et sa fierté. Sa scène de combat, au sens propre, avec l’ancien amant Sévère; son corps à corps avec Polyeucte en prison pour le faire revenir à sa raison sont poignants et d’une rare intensité. B. Jacques-Wajeman exalte le féminin, donne sa place et nous dirions même sa grâce au corps désirant et souffrant, la nudité est poignante ici et jamais déplacée, et de cela nous lui sommes infiniment gré!
La scénographique est belle et comment ne pas saluer également le travail sur le texte toujours remarquable, où l’on entend l’alexandrin comme nulle part ailleurs. Un dernier regard sur le programme et l’on découvre que le nom de B. Jacques-Wajeman se trouve juste en dessous de celui de Corneille en égales capitales. Mais pour nous la question est tranchée.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Polyeucte, Corneille – B. Jacques-Wajeman, jusqu’au 20 février, Théâtre des Abbesses, 2h.
Cette belle critique soulève une question dont les mots clés seraient : théâtre, auteur, metteur en scène, création, (libre) adaptation, réécriture, idéologie et marketing. Cette question d’ailleurs est de plus en plus récurrente.
Qu’un metteur en scène, donc un artiste, fasse sa propre création, avec le matériau qu’il souhaite, est tout à fait normal, c’est sa liberté. Mais les mots ont un sens. Sur le site du Théâtre de la Ville, qui annonce cette pièce (au théâtre des Abbesses), est en effet indiqué :
Pierre Corneille Auteur
Brigitte Jaques-Wajeman Metteur en scène
Polyeucte création
Quand un effet d’idéologie marque volontairement la mise en scène, pourquoi ne pas l’assumer ? Puisqu’il y a « création », on comprend d’emblée qu’il ne s’agit pas de la véritable création du texte de l’auteur mais d’une création du metteur en scène (ce qui n’est pas la même chose). Pourquoi ne pas mettre, comme le font des metteurs en scène : « adaptation », ou « création d’après… » ? Pourquoi laisser croire qu’il s’agirait du texte intégral de l’auteur ? N’est-ce pas alors une question de marketing ?
Beaucoup d’études universitaires et de colloques internationaux sont actuellement consacrés à cette problématique de l’exploitation idéologique des textes littéraires ou dramatiques, des traductions, etc. Qu’un enfant d’une dizaine d’années réagisse est plein d’espoir pour l’intelligence.
Sublime Corneille, magnifiques acteurs, et moralisme de pacotille pour la metteuse en scène…
Dommage que cette sublime pièce, si magnifiquement et passionnément jouée (bravo ! tout spécial à Aurore Paris dans Pauline) et si intelligemment montée… finisse si mal !
Le tragique, c’est une apothéose, un rite d’amour extrême, une transcendance de la Passion, sous toutes ses formes. Le sacrifice des héros y fait le sublime. Qu’importe le prétexte de l’intrigue : politique, amoureux, religieux… Les auteurs et même les génies cèdent aux besoins et aux goûts des époques. Corneille, comme par ailleurs un romantique absolu comme Novalis (« La religion chrétienne est proprement la religion de la volupté. » ) ont une vision du christianisme qui est la leur : une religion de la passion. Mais surtout tout parle de Désir dans le Tragique ! Tout y est prétexte !
Aussi pourquoi escamoter la fin de la pièce de Corneille ? La metteuse en scène, pourtant excellente, Brigitte Jacques Wajeman a dans cette pièce de Corneille, Polyeucte, eu visiblement peur de son sujet. On y parle en effet d’un martyr et de religion. Mais c’est une religion de théâtre ! Seuls les idiots y croient ! Enfin, tout ne parle dans cette pièce que de Désir !
Sévère, le futur empereur, frustré de n’avoir conquis le cœur de Pauline, reste avec sa morale de pacotille. Il pontifie sur la vertu alors qu’il n’a pas connu la jouissance… Brigitte Jacques Wajeman en fait le héros de la pièce… et lui fait trahir Corneille en lui faisant citer hors de propos les lourds et pesants propos du Nietzsche de L’Antéchrist à moitié fou et impuissant qui n’était plus que l’ombre du génial auteur – lyrique lui – de Zarathoustra.
Le héros de la pièce qui a connu l’amour et le sommet des jouissances terrestres, Polyeucte et surtout Pauline, eux ont enfreint la loi, la règle, la morale, la bienséance… Ils sont devenus fous et ivres de quelque chose qui les dépasse ! C’est magistralement et théâtralement sublime ! On se fiche s’ils sont crédibles ! et si la réalité historique est respectée ! C’est cela le tragique ! Les héros sont sublimes parce qu’ils ont accès à quelque chose d’autre qui les dépasse… sans doute l’extase, la grande, qui fait peur aux tièdes ! et en tous cas à la metteuse en scène Brigitte Jacques Wajeman.
Le petit sermon moralisateur finalement très catho-petit-bourgeois de l’épilogue – emprunté au mauvais Nietzsche – qui déforme la pièce de Corneille ne rétrécit qu’elle…
Merci pour vos commentaires !