Trente ans d’exil ne s’écrivent pas. Ils se vivent à l’intérieur du corps de l’exilé et ne peuvent en sortir sur commande. Quand bien même cette commande serait celle d’un éditeur à son auteur… Ainsi a commencé l’écriture de « La Ballade du calame » pour Atiq Rahimi : sur une commande qui va s’avérer impossible à honorer. Pourtant, le livre a bien été édité. « La parole est en errance et le livre, sa terre promise, s’est refusé à l’accueillir », écrira l’auteur dans les premières pages de l’ouvrage.
Alors, quel est donc ce livre sur l’exil qui n’est pas advenu ? Que reste-t-il du prétexte qui devait servir l’écriture ?
Atiq Rahimi est né Afghan, en 1962. Il fuit le coup d’Etat communiste de 1978 et rejoint son père, lui-même exilé, en Inde. En 1984, il demande l’exil culturel à la France qui le lui accorde. « C’était la nuit, une nuit froide. Sourde. Tout ce que j’entendais n’était que le bruit feutré de mes pas glacés sur la neige. Je fuyais la guerre, rêvant d’un ailleurs (…) Le passeur me dit de jeter un dernier regard sur ma terre natale. Je m’arrêtai et regardai en arrière : tout ce que je vis n’était qu’une étendue de neige avec les empreintes de mes pas. Et de l’autre côté de la frontière, un désert semblable à une feuille de papier vierge (…) Je me suis dit que l’exil serait ça, une page blanche qu’il faudrait remplir. »
Pour Atiq Rahimi, écrire l’exil c’est vivre encore une fois l’exil et l’angoisse qui va avec. Il s’y essaie pourtant. Il noircit des pages et des pages, mais le livre ne vient pas. Un jour, pour couper court à ses efforts improductifs, il se saisit d’une plume et trace l’ébauche d’une lettre calligraphiée. Ce trait le ramène aussitôt à son enfance à Kaboul ; et au petit garçon qu’il était devant le maître, face à sa tablette d’écriture, traçant la lettre initiale qui démarre toute chose : alef. Une lettre dotée des parties corporelles de l’Homme.
Bientôt, le calame – un roseau taillé, utilisé en calligraphie – succède à la plume métallique, trop rigide. Sous la pointe du roseau prennent forme des « callimorphies », c’est-à-dire « des lettres anthropomorphes » comme les nomme Rahimi pour faire un mot d’esprit. L’auteur voit dans la calligraphie persane une forme d’écriture charnelle. « Mon calame se balade, comme pour suivre l’errance de mes mots, l’exil de mon corps. » De la calligraphie émergent peu à peu des corps suggérés en un minimum de traits. Et l’exil va prendre forme par l’entremise du roseau. Voilà ce dont est fait le livre : de « callimorphies », de corps dessinés comme des lettres, de corps qui décrivent l’exil du corps d’Atiq Rahimi ; qui cite Ovide : « L’exil c’est laisser son corps dernière soi. » Le corps encore…
Atiq Rahimi calligraphie pour méditer sur sa condition d’exilé. Parfois, les mots surgissent. Jamais, cependant, ils ne se posent sur le sujet qui occupe son esprit. Au contraire, ils explorent, gravitent, s’enroulent, virevoltent autour du thème de l’exil. Le résultat est un livre fait de digressions, de témoignages et de dessins ébauchés, sensuels ou explicites. Un ouvrage d’un genre bien particulier, indéfinissable, et même assez insaisissable souvent…
« L’exil se vit une seule fois, comme une expérience originelle, qui se révèle et me révèle dans la seule voie qui est celle de la création », relate Atiq Rahimi qui était poète et écrivain bien avant d’être un exilé. Une fois en France, sa première difficulté sera la langue. Ecrire en français, il ne sait pas. Ecrire en persan, à quoi bon ? Il écrit quand même « Terres et cendres » (édité chez P.O.L, en 2000), le cœur endeuillé par la mort de son frère resté « là-bas » et tué à la guerre. Il tourne le film éponyme qui sort en 2005 au cinéma. L’histoire est celle de l’errance d’un grand-père parti avec son petit-fils prévenir son fils (le père de l’enfant) travailleur à la mine, que son village a été bombardé.
Tous sont morts : sa mère, son frère… Sa femme, rendue folle, court nue dans la rue. L’enfant, quant à lui, est devenu sourd et ne comprend pas pourquoi les adultes autour de lui sont maintenant muets. Le film dit la souffrance de la guerre et la peur de n’être pas entendu, de n’être pas compris. Il évoque les mots impossibles à dire, la parole, « le verbe », qui s’échappe à jamais. Ensuite, viendra le projet « Kabuliwala » (en 2007), un film sur l’exil (bien sûr)… mais qui ne verra jamais le jour (c’est une affaire entendue).
Un jour, l’exil peut prendre fin – c’est arrivé une fois à l’auteur. En 2002, Atiq Rahimi retourne en Afghanistan : « Je retrouve une terre indignée sous le fouet de l’armée des ténèbres, les Talibans ; meurtrie sous les bottes rouges de l’armée soviétique ; détruite par la guerre civile, la haine, la vengeance. Sur cette terre je ne m’y suis pas reconnu. » Retour en France.
En 2008, Atiq Rahimi décroche le prix Goncourt pour « Syngué Sabour – Pierre de patience ». Son premier roman écrit en français, couronné du prix littéraire le plus prestigieux. Un livre-confession profondément incarné, un livre-règlement de compte où il est question d’un homme immobilisé dans le coma, réduit à un corps inerte et mutique qu’il faut coûte que coûte maintenir en vie. Il y est question aussi du corps des femmes : corps qui vivent, s’activent et désirent ; corps coincés entre morale et humanité, entre dignité et oppression. Le corps, toujours… Et comme Rahimi filme comme Rahimi écrit, le film (sorti en 2012) est aussi beau que le livre ; et l’un et l’autre se dégustent dans un sens comme dans l’autre, sans modération.
Ballade ou balade on peut se demander si, lorsqu’il a choisi son titre « La Ballade du calame », Atiq Rahimi n’aurait pas eu comme une hésitation avec la langue de Molière. Mais Rahimi sait pourquoi il a choisit ballade plutôt que balade : « La callimorphie est plus musicale que picturale, plus chorégraphique que graphique, écrit-il. La callimorphie, c’est la danse du corps sur la musique des lettres. » Le corps encore et toujours…
Le mot de la fin est pour chaque exilé qui se reconnaitra : « On me demande souvent si je me sens plutôt afghan ou français. – Afghan quand je suis en France, français quand je suis en Afghanistan. Je suis donc toujours ailleurs », conclut l’auteur.
Valérie Maillard
« La Ballade du calame », d’Atiq Rahimi, l’Iconoclaste, 208 pages, 18 euros.