La journée a été longue, vous êtes fatigué, vous rentreriez volontiers chez vous ou bien y resteriez au chaud, à paresser, mais vous avez accepté l’invitation d’une amie, la fine mouche qui sait qu’une certaine pièce de théâtre se joue ces jours-ci, et l’estime indispensable pour elle comme pour vous. Elle a pris des billets pour vous deux.
C’est presque à contrecœur que vous y allez, c’est parce que vous avez rendez-vous que vous prenez le métro, et ensommeillé vous pestez contre la raideur notoire des sièges de cet extravagant théâtre dans le nord de Paris.
Les gradins sont bondés, la lumière rougeoie. Lorsque cela commence, vous avez à peine le temps de fulminer contre l’anglais classique qui vous obligera à chercher les sur-titrages – ils sont si bien disposés de part et d’autre de la scène que vous n’aurez aucun mal ; et les mots mêmes sont si bien dits que votre anglais scolaire vous permet de tout suivre. Peu de mots par ailleurs : tout se trame et fait et dit avec une poignée de mots, son, mother, king, battle, body, destiny. Et des noms propres mystérieux, sauf un qui revient sans cesse, Ganga, le fleuve Gange, qui résonne ici comme un avatar de notre gangue humaine.
Vous déposez les armes au seuil de ce champ de bataille, vous êtes embarqué. Une poignée de mots, un espace vide, quatre acteurs capables de tout faire, quatre couleurs plus le musicien en bleu, plusieurs niveaux de narration enchâssés, ont eu raison de votre mauvaise humeur. Vous pestiez il y a dix minutes, vous ne cillez plus. Tout vous happe dans ce spectacle épuré et fastueux, fantastique et terriblement concret.
Quatre acteurs jouent les quatre protagonistes : le jeune roi, son oncle qui fut son adversaire mais devient son allié, sa mère qui l’épaule mais est aussi la mère de son ennemi, et un jeune magicien qui endosse tour à tour la voix de la conscience ou les traits du destin ; le tambour du maître japonais Toshi Tsuchitori accompagne ou devance ou parfois remplace leurs échanges. Ces quatre acteurs fabuleux aux costumes hiératiques incarnent des figures dignes de toute grande tragédie. Mais ils donnent chair aussi à un bestiaire grouillant de vie et d’énergie, mangouste ou serpent, ver de terre évitant la roue d’un chariot ou pigeon s’abritant des serres d’un un faucon. Et la tragédie vire au conte philosophique, l’apologue est divertissement, l’épopée de neuf heures que fut le Mahabharata est cristallisée en à peine plus de une heure, condensant toute l’esthétique de Peter Brook, recréation permanente – depuis près de soixante-dix-ans – d’«un théâtre parfaitement libre, qui ignore l’unité d’action, de temps, de lieu, qui ignore toute limite».
Au fil des vicissitudes du roi Yudishtira, certains spectateurs vont recevoir des mains malicieuses d’Ery Nzaramba un châle jaune, une couverture rouge, des baguettes en bois, symboles ou trésors tangibles qui joncheront ensuite le sol ; à la fin chaque spectateur est un enfant qui a reçu des dons – il a eu la fable qu’il réclamait jadis au coucher. Une histoire de paix après la guerre, de carnage qui tourne à l’apaisement, de patience infinie et d’injustices acceptées, de respect, d’écoute, de sobriété. Vous ne cillez pas, vous applaudissez, vous caressez des yeux ces couleurs chaudes, vous habitez de nouveau votre corps endolori.
Isabel Violante
Battlefield, d’après le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière. Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de La Chapelle, Paris 10e. Tél. : 01-46-07-34-50
Jusqu’au 17 octobre à 20 h 30, les samedis 10 et 17 octobre également à 15 h 30. De 14 à 30 €. Durée : 1 h 15.
En anglais surtitré
A suivre aussi : http://www.newspeterbrook.com
Effectivement il y a du conte et de la fable dans ce Peter Brook. Quelque chose proche d’un cadeau d’enfance comme vous le dites si bien. (Sans oublier cette salle incroyable des bouffes du Nord entre ruine et réparation)
Une belle critique pour un beau spectacle. Merci !