Deux voisins avaient deux maisons et reliant ces maisons : une terrasse commune. Voilà un lieu de réjouissances partagées, de confidences, qui peut soudainement devenir un champ de batailles et de règlements de comptes. Et le lieu utopique de la communauté se renverser en son contraire. Le tragique se déploie ainsi dans cet espace intermédiaire et la terrasse retrouve alors les fonctions de l’antichambre racinienne. Autour des pères aux noms étranges de Laheu et Blason, deux enfants qui rêvent du dehors : Alice et Achille. Un restaurant sur la colline ou une baraque à frites sont leurs utopies.
« Les Voisins » de Michel Vinaver, c’est une histoire de pères qui croient savoir ce qui est bon pour leurs enfants et se trompent. C’est aussi l’histoire de voisins qui vivent en belle harmonie et se délogent de chez eux pourtant. C’est encore une histoire d’entrepreneurs qui imaginent que l’argent est au cœur du monde ou bien celle de deux hommes qui pensent s’aimer et se font les pires crasses. Les significations s’effeuillent et l’on pourrait bien se perdre dans cette terrasse décidément labyrinthique. Lorsque soudain on réalise que ce n’est pas grave de ne rien comprendre à ce qui sépare vraiment ces hommes, à ce qui préside à leur entente. Qui a roulé l’autre ? Qui a volé les lingots d’or ? Qui a fait le trou de 800.000 euros dans la caisse ? Qui a récupéré la jolie maison sur la colline ? On démissionne, comme nos compères sur scène, on déloge de nous-mêmes ce qui veut encore débrouiller les fils d’une pelote emmêlée et on se laisse embarquer par cet univers où l’argent, les verres de vins et les transactions règnent. Car on peut le dire, ça échange chez Vinaver et ça s’échange : les coups de gueule, les sales coups, les coups dans le nez, les coups de dés et les considérations diverses sur l’existence.
L’intrigue bien ficelée donne l’illusion de pouvoir en prédire l’issue. Les relations entre voisins se tendent jusqu’à l’extrême, on attend un dénouement terrible, un coup de sang lorsque d’un coup la pièce prend la tangente. On assiste à un retournement puis au retournement du retournement, avec un reste de mystère pour la fin. La mise en scène de Marc Paquien souligne à souhait les coups de cutter dans l’intrigue. L’enchaînement des tableaux, stylisé par la musique et les noirs, fonctionne bien.
Un des moments les plus saisissants de la pièce est ainsi sans conteste le corps à corps des deux voisins : entre l’étranglement violent et l’étreinte amoureuse. Il résume bien le paradoxe de ces relations et assure parfaitement cette fonction de lien entre deux épisodes de la pièce que tout (semble) opposer. Si on déplore une certaine lenteur dans les passages d’une scène à l’autre, dans la durée des noirs notamment, on reste enthousiasmé par le travail des lumières de Pierre Gallardot. Car dans cette drôle d’histoire, les obscurités de l’intrigue et ses ellipses comptent autant que les lumières concédées au spectateur.
Du côté des comédiens, on observe le même travail de séquençage particulièrement réussi chez Patrick Catalifo qui joue Blason. Le comédien semble être un homme différent à chaque scène et sans qu’il ait recours à un changement de costume manifeste, on le reconnaît à peine au dernier tableau. Patrick Catalifo nous réjouit de sa gravité joviale. Citons également Alice Berger et Loïc Mobihan. Ce dernier joue Ulysse le fils, comme un exilé des cieux et rend sensible toute l’obscure clarté de son personnage.
À voir les comédiens encore accoudés au bar du théâtre de Poche après le spectacle, on a cette impression, vieille de plusieurs siècles pourtant, que le théâtre est dans la vie. Car la terrasse vinaverienne ce pourrait être une image de l’espace théâtral et bien plus encore un reflet de nos espaces partagés, menacés par toute sorte de tyrannie : espaces à protéger en somme.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
« Les Voisins », de Michel Vinaver, Mise en scène Marc Paquien, avec Lionel Abelanski, Alice Berger, Patrick Catalifo, Loïc Mobihan au Théâtre de Poche Montparnasse, 75 boulevard Montparnasse, représentation du mardi au samedi à 21 h, le dimanche à 15 h. À partir du 4 septembre.
Vinaver, aussi féroce que tendre / un très grand auteur français (toujours) vivant !