Madame Ledieu posa sur la table de la cuisine un cabas d’où émergeait une botte de poireaux. A 69 ans, les quatre étages sans ascenseur commençaient à lui peser. Avant d’ôter son pardessus, elle glissa sous la boîte de Nescafé son ticket de pari hippique composé de la date du jour, le 29 septembre, puis les deux derniers chiffres de son année de naissance et le 7, chiffre réputé magique dont elle n’avait pourtant eu, jusqu’ici, ni à se plaindre ni à se féliciter. Un œil sur la pendule la conforta dans l’idée de se servir un apéritif anisé. Toujours debout mais prête à s’asseoir, elle déglutit la première gorgée avec toute la faiblesse voulue de celle qui s’abandonne, lorsqu’elle entendit la fenêtre du salon claquer.
Une fois dans son séjour à la décoration définitivement figée dans les années cinquante, ayant laissé son verre dans la cuisine, elle fut coupée dans son élan. Devant son canapé synthétique, à gauche de la place qu’occupait autrefois son mari, un ange la regardait, battant une fois puis deux fois ses longues paupières blanches et poudreuses. Il était là, dans ce genre déjà peint par les Fra Angelico, Piero della Francesca et autres Melozzo da Forli. Pour mieux se faire reconnaître et éviter toute erreur possible d’interprétation, il avait partiellement déployé ses deux grandes ailes ce qui lui conférait une certaine classe.
Bouche bée, Madame Ledieu finit par reculer dans ses propres pas tout comme dans un film inversé. Une fois dans le couloir et juste avant sa cuisine, elle se dit qu’elle devait faire une carence en sucre, en sel, en magnésium ou en quelque chose susceptible de lui causer vertiges et hallucinations. A côté de son transistor, sur sa table, elle constata que son verre de Casanis était toujours là. Sa couleur gris-bleu était traversée d’un rayon de soleil et cela faisait de jolis reflets entre les deux glaçons.
Pour le coup elle choisit de s’asseoir et tourna le bouton de la radio. Elle tomba sur le discours du chef du gouvernement qui en appelait à la responsabilité de l’opposition et ce retour dans le réel lui fit du bien. Le temps de finir son verre, d’exécuter une grille de mots croisés commencée le matin et de réajuster ses collants, elle avait totalement repris ses esprits. Sur le petit calendrier mural, elle vit que c’était la Saint-Gabriel, fronça les sourcils comme happée derechef par une lubie non vaincue et retourna dans son salon, d’un pas devenu silencieux car entre-temps elle avait quitté ses escarpins.
Mais son petit détour par les choses ordinaires de sa vie n’avait rien effacé. Au contraire. L’ange avait pris une ampleur accentuée par une sorte d’éclairage interne qui irradiait la pièce en mille rayons dorés. Elle jeta un coup d’œil au crucifix qui dominait sa télévision tel un voyageur s’informant du prochain train pour Bezons et en retira un réconfort tout à la fois bénin et bienvenu.
Madame Ledieu n’était ni pieuse ni fervente mais ses années de catéchisme quoique lointaines lui avait laissé cette foi ordinaire qui accompagne les honnêtes gens du baptême jusqu’à l’extrême onction. En revanche, rien dans son viatique personnel ne lui rappelait, si elle l’avait jamais su, comment se tenir face à un ange. Elle songea à se prosterner mais préféra attraper un tabouret et se jucha dessus en femme confrontée à un événement extraordinaire mais qui entendait rester soucieuse de son équilibre.
L’apparition ne s’attarda pas, encore que Madame Ledieu était bien trop ébahie pour chronométrer son temps de présence. Progressivement cependant, les contours de l’ange perdirent de leur consistance. Toujours sur son tabouret, elle faillit lui dire « restez » ou « je ne vous mets pas dehors », mais l’effort consistant à articuler un seul mot lui parut au-dessus de ses forces. Elle était comme bâillonnée de stupeur, muette comme dans un songe.
Bientôt il ne resta plus que la lumière, tel le sillage d’une nef céleste. L’atmosphère initiale quant à elle, n’avait pas repris complètement ses droits établis une bonne fois pour toute par l’administration, concernant les habitations standardisées à loyers modérés.
Madame Ledieu en oublia de déjeuner normalement, d’ailleurs il n’était plus l’heure. Elle se contenta de manger des sardines à même la boîte ce qui ne lui arrivait jamais et de pomper l’huile restante au pain frais ce que sa mère lui avait toujours interdit. Elle croqua un morceau de chocolat pour changer son haleine, remit son pardessus et sortit.
Elle se rendit à l’église, chercha une peinture représentant un ange et finit par en trouver une sur un vitrail, là où le soleil perçait. C’était une figure toute simple, mais qui matérialisait l’invisible, ce que comprit tout de suite Madame Ledieu. Un instant le curé passa derrière elle pour lui en recommander d’autres mais elle déclina poliment. Il n’insista pas, attentif à la tranquillité de ses ouailles.
De retour chez elle, ou plutôt dans ses escaliers, elle croisa Yvonne Leduc qui l’interpella, les deux mains sur les hanches pour marquer son étonnement. « Alors on vous a attendue pour la partie de rami tout à l’heure, ça n’allait pas trop ? ». Madame Ledieu profita de l’occasion pour reprendre son souffle en coiffant son sternum de la main avec un sourire. « J’ai eu de la visite », expliqua-t-elle sobrement avec un mouvement de la tête qui pouvait tout inclure, de la cousine de province en déplacement surprise, du contrôle inopiné d’un releveur de compteur jusqu’à l’initiative soudaine d’un homme enfin décidé à se déclarer. « Personne ne peut réellement entendre l’extraordinaire » se dit-elle un instant plus tard en refermant la porte sur son secret.
PHB
Bravo pour ce joli billet lu avec bonheur au retour de l’école où j’ai accompagné les enfants. Leur journée sera belle, la vôtre et la mienne aussi… un ange veille !
Merci. Un régal.
Ah l’extra-or-dit-n’aire ; état de lévitation où les sens subtils sont exacerbés.
Regardez la décomposition du mot, prendre de la hauteur, partager, s’extraire du plomb, Transformer l’ordinaire….il en va bien d’une lecture de gauche à droite, changement de conscience oblige…
Instillé au cœur de notre quotidien, il est le germe de toute transformation, un « tout possible », où la Visitation se conjugue avec invitation ….
Respiration angélique, Présence indicible,
les œillères n’auront qu’à bien se tenir !
Allez, vous reprendrez bien un peu de ce pastis !
Madame Ledieu n’avait-elle pas humé par inadvertance « la part des anges » de sa bouteille de Casanis ?
J’aime y croire. S.
Un ange re passe, on l’espère.