Aux petits bonheurs de Bonnard

Bonnard. Coin de table. Photo: Valérie Maillard« J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon. » La citation est de Pierre Bonnard. Le peintre, qui a appartenu à une génération d’artistes ayant succédé immédiatement à l’impressionnisme, qui s’est affranchi de tout mouvement pictural et dont Picasso a décrété qu’il ne l’aimait pas car il n’était pas « moderne », fait l’objet d’une rétrospective au musée d’Orsay (1). N’en déplaise au peintre catalan qui n’aurait pas fait le déplacement, il faut y aller. Y courir, même !

Après deux précédentes grandes expositions françaises (en 1984 et 2006), voici donc « réhabilité » celui qui titillait déjà la critique à son époque, au point que cela lui valut des années de bannissement du gotha artistique. Le musée d’Orsay, qui gère son œuvre, lui devait bien un hommage. D’autant que le peintre, qui a eu de son vivant une carrière aux Etats-Unis notamment, fait régulièrement l’objet d’expositions à l’international.

Remercions les deux co-commissaires qui ont su organiser sur neuf salles et autant de thématiques une présentation magistrale de l’œuvre de Bonnard. C’est un éblouissement. Et puisqu’Arcadie signifie aussi « séjour dans le bonheur », on peut dire que le titre de la manifestation (« Bonnard, peindre l’Arcadie ») est doublement bien trouvé. Si le peintre a peint quelques scènes pastorales digne du courant arcadien (dont une référence à Poussin), on ressort de l’exposition avec des papillons plein des yeux… Que Bonnard repose en paix, son œuvre est bien gardée.

Pierre Bonnard, virtuose de la lumière, du cadrage audacieux et de la touche colorée, peintre des petits bonheurs de la vie quotidienne a déployé, sur plus d’un demi-siècle, une œuvre bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour expliquer les grands principes qui la constituent d’un bout à l’autre, il fallait nécessairement partir de ses débuts japonisants au sein du groupe des Nabis, seul mouvement dont il fit partie. « Femmes au jardin » (1890-1891), quatre panneaux décoratifs conçus pour un paravent qui cueillent le visiteur à l’entrée de l’exposition, est directement influencé par les estampes japonaises popularisées par Hokusai et Hiroshighé, que Bonnard découvrit lors d’une exposition de gravures japonaises à l’Ecole des beaux-arts de Paris en 1890, alors qu’il y était élève. La confrontation avec une nouvelle perspective influencera son travail. Un surnom né de cette révélation artistique lui survivra : celui de « Nabi très japonard ».

Ce serait réduire Bonnard a trop peu que d’évoquer seulement de lui la grande maîtrise de la couleur, l’art du cadrage resserré, les scènes domestiques ou les paysages, aussi touchants qu’ils soient. Bonnard a peint l’intime, par exemple, auquel il s’intéresse au sortir de l’école, sous la probable influence de son ami peintre Edouard Vuillard.

Bonnard. La toilette. 1914/1921. Photo: Valérie Maillard

Bonnard. La toilette.  Photo: Valérie Maillard

Mais c’est en rencontrant celle qui partagera cinquante ans de sa vie et sera d’abord et toujours son modèle et sa muse, Maria Boursin, dite Marthe de Meligny, que Bonnard, mieux que ses contemporains, va peindre la sensualité, et, au-delà, susciter le désir. Deux œuvres (« L’Indolente » 1899 et « L’Homme et la Femme » 1900) suggèrent un plaisir passé ou à venir et, par leur charge érotique, font du regardeur un voyeur. Le poète Guy Goffette raconte dans une biographie romancée de Bonnard (2) comment il est tombé sous le charme d’un tableau représentant Marthe nue. Bonnard a peint 146 tableaux et réalisés 717 dessins et croquis de celle qui avait irrémédiablement touché son cœur. Sans compter les photos (nombreuses dans l’exposition) qu’il fit d’elle, travaillant à merveille les lumières et les ombres, les noirs et les blancs (« Marthe nue sous les marronniers » 1901).

L’œuvre de celui que d’aucuns voient comme un artiste du bonheur n’est pas exempte de malheur. Il a été reproché à Bonnard de n’avoir pas peint les deux guerres qu’il a connues, de n’avoir pas été un témoin de son temps, d’être resté à l’écart, un peu reclus même. C’est vrai. Mais alors même que, dans sa peinture, Marthe ne vieillit jamais et garde le galbe du corps et la peau lisse de l’éternelle jeunesse, Bonnard s’est représenté à différents âges de la vie.

Bonnard. "Le boxeur", portrait de l'artiste. Photo: Valérie Maillard

Bonnard. « Le boxeur », portrait de l’artiste. Photo: Valérie Maillard

Ce qui donne une série d’autoportraits très surprenants que vous verrez dans l’exposition. Bonnard ne choisit pas la facilité pour se représenter, se met en scène dans des situations improbables, se place presque systématiquement à contre-jour. Il est sans concession pour son apparence. Il exprime une forme de souffrance, le dernier visage qu’il peint de lui a les orbites vides… Les spécialistes voient dans ces autoportraits le témoignage d’un malaise plus profond, peut-être lié aux événements historiques qui se jouaient alors, peut-être plus personnel en rapport avec les troubles dont souffrait Marthe (une forme de tuberculose et des névroses, qui lui faisaient passer un temps infini à sa toilette).

Par ailleurs, et, bien qu’étant artistiquement inclassable, Bonnard ne s’est pas tenu à l’écart des artistes de son temps, travaillant ou échangeant avec eux, achetant leur toiles. Matisse, de deux ans plus jeune, fut son grand ami et il entretint avec lui une correspondance à partir de 1925. Monet l’a été aussi, lorsque Bonnard s’installa dans une maison à Vernon, tout prêt de Giverny. Ils avaient pourtant vingt-sept ans d’écart. Une photo prise par Bonnard immortalise le peintre barbu dans une rue de Giverny.

La dernière partie de l’exposition ouvre une fenêtre sur les grands formats de Bonnard peintre décorateur. Ces grands formats sont une composante importante de son activité, Bonnard ayant beaucoup peint sur commande. Ce n’est pas, et de loin, la partie la plus intéressante. On retiendra néanmoins une « Vue du Cannet » en dépôt au musée Bonnard du Cannet.

Valérie Maillard

« Bonnard, peindre l’Arcadie », musée d’Orsay, 1 Rue de la Légion d’Honneur, Paris 7ème. Jusqu’au 19 juillet.

Bonnard. Salle à manger à la campagne. (Détail). Photo: Valérie Maillard

Bonnard. Salle à manger à la campagne. (Détail). Photo: Valérie Maillard

(1) « Je n’aime pas Bonnard. Je ne veux pas être touché par ce qu’il fait. Ce n’est pas vraiment un peintre moderne ; il obéit à la nature, il ne la transcende pas. » Propos de Pablo Picasso recueillis par Françoise Gilot (In « Vivre avec Picasso », de Françoise Gilot et Carlton Lake (1964), réédité en poche 10/18.

(2) « Elle, par bonheur, et toujours nue », de Guy Goffette (1998), collection L’un et l’autre, Gallimard.

Cette exposition est organisée par le Musée d’Orsay, Paris, la Fondation Mapfre de Madrid et les Fine Arts Museums de San Francisco. Elle sera présentée à Madrid à la Fondation, du 10 septembre 2015 au 6 janvier 2016 et à San Francisco, à la Legion of Honor, du 6 février au 15 mai 2016.

A propos du musée Bonnard au Cannet

 

 

 

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3 réponses à Aux petits bonheurs de Bonnard

  1. Pierre DERENNE dit :

    « Je n’aime pas Picasso. Je ne veux pas être touché par ce qu’il fait. Ce n’est pas vraiment un peintre ; il désobéit à la nature, il la transcende affreusement. »

  2. person philippe dit :

     » Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est désobéir à la nature. Il faudra des millénaires pour que quelqu’un comprenne que nous ne voulions pas l’imiter mais la transcender »*
    (Manifeste dit des peintres de Lascaux)

    * traduction approximative du Cro-Magnon…

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