Mensonge en mode survie à Téhéran

L'Iran sur une carte Michelin. Photo: LSDPL’Iran à la mode ? Aussi incongrue que paraisse cette association de la futilité passagère avec des enjeux internationaux stratégiques (et cette chronique se gardera bien d’évoquer les arcanes diplomatiques du dossier nucléaire), il semble tout de même possible d’affirmer que, ces jours-ci, l’Iran figure bien haut dans la liste des pays producteurs de pépites culturelles inattendues.

Au cinéma, ce sont les taxis qui tiennent la vedette : avec humour dans « Taxi Téhéran », sur un ton plus socio-drama dans « Une femme iranienne ». Dans la presse, Libération accueille un blog « Lettres de Téhéran » qui, sous couvert d’anecdotes, raconte beaucoup de la vie de la capitale. Et en librairie, un objet littéraire difficile à identifier, à mi-chemin entre le reportage et le roman, vient de faire son apparition : « Vivre et mentir à Téhéran », signé de Ramita Navai, une journaliste irano-britannique.

En huit personnages, l’auteur dresse le portrait d’une ville et trace des vies bousculées par la dureté politico-religieuse mais sauvées par la débrouillardise et, plus que tout, par l’indispensable mensonge. En effet, pour celles et ceux qui savent manier le mensonge et sa posologie, l’espoir de la survie est acquis. Pour les autres, point de salut.

Le livre en porte d’ailleurs tout le poids puisque Ramita Navai explique comment elle a construit chaque personnage à partir d’une histoire authentique ou de plusieurs épisodes vécus par différentes personnes mais elle a soigneusement oblitéré tout ce qui permettrait d’identifier ses protagonistes. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé n’est pas fortuite mais elle est tenue à distance, société ultra-surveillée oblige.

Ramita Navai ne prétend pas dresser une étude marquée de sociologie scientifique sur la vie des Téhéranais, et encore moins des Iraniens. Elle ébauche d’une plume très alerte une galerie drôle, émouvante, parfois terrible, tout au long d’une avenue Vali Asr dont on comprend vite qu’elle est bien plus qu’une grande artère de circulation : elle est le squelette-même de la ville capitale. Et l’on y croise, dans le désordre, un jeune Morteza tout entier mobilisé à faire oublier ce qu’il pressent comme une homosexualité que personne ne lui pardonnera en jouant les gros bras chez les bassidjis, un genre de milice qui se fait fort de tabasser tout individu soupçonné d’une quelconque déviance (sachant que le soupçon peut naître d’une poussière de rumeur) ; un formidable Ashgar, un gangster-caïd éperdu d’amour pour une épouse devenue sur le tard d’une grande piété et qui connaîtra une fin saisissante ; une grande bourgeoise nostalgique qui ratera splendidement une tentative d’exil ; un impitoyable blogueur-activiste qui refusera tout pardon à un vieux juge perclus de remords…

Photo: LSDP

Photo: LSDP

Tous ces personnages sont bel et bien vivants. Ils donnent à l’ouvrage une vitalité quasi palpable. En une vingtaine de pages chacun, ils entraînent le lecteur dans les méandres de leur vie ficelée de l’extérieur, étouffée de l’intérieur où tous les sauf-conduits sont permis : plaisirs de l’opium et du sexe, petites et grosses combines, chirurgie esthétique (à en croire l’auteur, vivre à Téhéran sans s’être fait refaire le nez –homme ou femme – est une atteinte à la bienséance).

L’art de survivre à Téhéran s’appuie aussi parfois sur les jugements des hommes de foi. Ce sont bien eux qui réprouvent formellement les jeux et les paris et qui condamnent sans pitié ceux qui y succombent. Mais ce sont eux aussi qui n’interdisent à personne de « faire des prédictions qui peuvent entraîner une récompense », sur les performances des chevaux par exemple. Ces mêmes hommes de foi savent aussi résoudre les doutes existentiels et juridiques les plus improbables : il faut sans doute être d’une grande érudition – et avoir du temps à perdre – pour pouvoir délibérer sur le statut de l’enfant qui naîtrait des suites d’un tremblement de terre qui causerait l’effondrement d’un étage qui entraînerait la chute d’un homme dans le lit de la voisine du dessous qu’il pénétrerait à la suite d’une érection subite provoquée par la tension du moment… Apparemment, cette fatwa-là a beaucoup marqué les esprits et la jurisprudence des naissances imprévues !

Cette promenade tonique sur l’avenue Vali Asr en compagnie de Ramita Navai et de ses compatriotes se révèle un bel avatar des lettres persanes.

Marie J

« Vivre et mentir à Téhéran », de Ramita Navai, éditions Stock. Traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de la Rochère.

Pas lu mais apparemment prometteur aussi, un roman sur l’Iran d’après-2009 : « Azadi », de Saïdeh Pakravan, éd. Belfond.

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Une réponse à Mensonge en mode survie à Téhéran

  1. de FOS dit :

    Instructif et rigolo, vaut bien une belle brassée de rose d’Ispahan.

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