L’art peut-il se situer ailleurs que dans son cadre supposé ? Un cadre dont les contours seraient mouvants, certes, mais définis par des conventions ? En 1913, Marcel Duchamp interrogeait la notion d’œuvre par cette question : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? » En d’autres termes, existe-t-il des formes, des actions et des pensées singulières qui pourraient être considérées comme des œuvres ? Ou bien, l’art pourrait-il surgir là où on ne l’attend pas, en dehors des sphères consacrées ?
A toutes ces interrogations, le Palais de Tokyo de Paris tente de répondre en présentant l’exposition « Au bord des mondes », qui a ouvert au public le 18 février et se tiendra jusqu’au 17 mai prochain. Une vingtaine « d’exposants » (tous ne sont pas « artistes » au sens premier du mot) y présentent leurs… œuvres ; et y évoquent en particulier leur interaction au(x) monde(s). S’il est permis de questionner le bien-fondé de la sélection réalisée par le centre parisien d’art contemporain – 22 créateurs en tout (1) –, force est de constater que la tentative de donner réponse à l’interrogation de Marcel Duchamp est bien réelle. Les personnalités misent en lumière invitent le spectateur à douter de l’idée d’un « centre » et de ses « marges » et à remettre en question la désignation d’une norme. Par ailleurs, en organisant une telle exposition le Palais de Tokyo répond à sa vocation : celle d’investir le champ d’une création contemporaine pluridisciplinaire.
Bridget Polk est née en 1960 à Portland (Californie). Elle a commencé à faire tenir des pierres en équilibre en 2099 à Riverside Park (New York). Sa prétention n’était pas alors de faire de l’art – même si les circonstances l’encouragent aujourd’hui à considérer qu’elle en fait – mais plutôt de réfléchir à la masse, au centre et à la surface de la pierre pour trouver le point et l’instant précis où celle-ci, posée sur une autre, acceptera de s’y fixer, sans astuce, sans ciment ou autre subterfuge de fixation ; parfois dans des positions qui défient absolument les lois de la gravité. Il ne s’agit pas de cairns ou de blocs empilés, mais de pierres de toutes formes et de toutes tailles simplement juchées les unes sur les autres, dressées vers le ciel dans un équilibre beau et précaire.
Bridget Polk intervient en pleine nature de préférence, utilise indifféremment des pierres naturelles ou des produits manufacturés (parpaings, briques, dalles de ciment). Son travail est de l’ordre de l’installation ultra éphémère. La sculpture survit de quelques minutes à quelques jours peut-être, jusqu’à ce qu’elle s’effondre poussée par les éléments naturels ou la main d’un curieux qui passait là. Lorsqu’on l’interroge sur sa démarche, Bridget Polk répond par les mots « patience » et « méditation ». Pour l’avoir vue à l’œuvre, je peux vous dire qu’il ne lui faut pas plus de quelques minutes (pendant lesquelles le silence se fait autour d’elle et les ventres se serrent dans l’attente de ce qu’il adviendra) pour ériger une sculpture dont on se demande encore longtemps après comment elle tient comme ça.
Le travail de Laurent Derobert, docteur en sciences économiques et chercheur (né en 1974, qui vit et travaille entre Paris et Avignon), est d’une autre espèce. Celui que l’on qualifie d’« inventeur des mathématiques existentielles » est aussi un poète. Un poète dont le langage est l’algèbre. Son propos est de « convoquer le langage universel des mathématiques, sa rigueur et ses symboles pour exprimer des choses subjectives et intimes. » Rien de moins. Ainsi, il écoute chaque soir de 23 heures à minuit au Palais de Tokyo, et ce pendant toute la durée de l’exposition, les visiteurs qui viennent lui confier leurs manques, leurs rêves, leurs désirs. Ensuite ? Laurent Derobert en fait des équations mathématiques. « En un mot on peut parler d’amour dans la langue de Pythagore (…). Exprimer en algèbre les espérances, les doutes, les méandres passionnels », expliquait-il en décembre 2013 à l’occasion d’une exposition au MoMA . Cependant précisait-il « ne perdez pas votre temps à chercher le résultat de mes équations, elles sont insolubles ! » On l’aurait compris.
Au Palais de Tokyo est présenté aussi le travail de recherche de Rose-Lynn Fisher (1955, vit et travaille à Los Angeles), qui étudie les larmes au moyen d’un microscope optique et réalise grâce à lui des « vues aériennes de terrains émotionnels ». Depuis 2008 elle a produit plus d’une centaine d’images de larmes agrandies, qui dessinent des arbres, des vallons, des forêts ou ce qui pourrait être une vaste mappemonde de nos sentiments exprimés par ces larmes venues de rires incontrôlables, de chagrins ou d’exaspérations…
Theo Jansen (1948, vit près de La Haye) travaille depuis les années 1990 à ses « créatures de plage » (Strandbeests), constructions monumentales faite de tubes de plastique et bambou qui se meuvent d’elles-mêmes par la force du vent. Le discours de Theo Jansen bouleverse notre vision « anthropocentrée » du monde. Ses créatures capables de se déplacer de façon autonome seraient aussi capables de se « reproduire » en opérant une sorte de sélection naturelle de leurs meilleurs composants. Plus simplement, la créature en se mouvant indiquerait au créateur comment l’améliorer. Celui-ci serait ainsi moins l’inventeur que l’intermédiaire des mécanismes d’évolution de ces créations.
Dans le même genre, mais beaucoup plus dérangeants, les « Géminoides » de Hiroshi Ishiguro (chercheur en intelligence artificielle et robotique, né en 1963, qui travaille à Osaka) en appellent aussi à notre humanité et à l’idée que l’on en a. Les « Géminoïdes » sont des humanoïdes, copies de véritables êtres humains, que crée le chercheur japonais pour étudier ce qui fait de l’homme un homme. La nature humaine peut-elle être reproduite et engendrée artificiellement ? Peut-elle se passer des hommes ? Si nous sommes loin de l’art en apparence, en interrogeant l’humain dans ce qu’il a de spécifique dans son interaction au monde, à ses semblables et à lui-même, nous abordons aussi les territoires d’exploration de l’artiste.
(1) CKY, Laurent Derobert, Carlos Espinosa, Rose-Lynn Fisher, Pierre Gagnaire, Game of States, Jerry Gretzinger, Hiroshi Ishiguro, Theo Jansen, Jean Katambayi, Kenji Kawakami, Zdenek Kosek, Jesse Krimes, Kuskoy, Charlie Le Mindu, Arnold Odermatt, Bridget Polk, Le Prince Noir, La S.A.P.E., Tomas Saraceno, Iris Van Herpen, George Widener.
Je conserve précieusement votre article. Une pièce de plus pour la cour des comptes sur la juste utilisation des deniers publics… Dès qu’on parle du Palais de Tokyo, c’est toujours un régal pour le contribuable et pour les artistes solitaires qui n’ont pas encore compris où sont les « bureaux de l’art » où se fabrique l’art pompier d’aujourd’hui.
Je vous propose de relire les « Chroniques de Bustos Domecq »* de nos amis Argentins Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares… Ils avaient tout prévu de « l’art » à venir… je crois même que beaucoup des « artistes » ont repris leurs idées loufoques pour faire « bien » bouillir leurs marmites…
Moi, je cours de ce pas faire fabriquer (au Bengladesh) des tee-shirts blancs avec l’inscription « SDF », pour les donner aux impétrants et les photographier dans les rues les nuits de grand froid…
J’intitule mon projet, ma démarche : « Against Misery » (puisque, bien entendu, il faut que ça sonne anglo-saxonne). Je pense exposer bientôt au Palais de Tokyo…
* Jean-Philippe Domecq y a puisé son pseudo…
Une chronique trempée à l’acide chlorhydrique fumant!!! Pas de cadeau, Philippe!! Décapant… Alors, décampons et décapons le Palais de Tokyo, mais après y être allé…