Fallait-il que des éditeurs publient les «Lettres à Lou» ? Si l’on s’en tient à ce que Guillaume Apollinaire mentionne à cinq reprises, dans ses adresses à Geneviève-Marguerite-Marie-Louise de Pillot de Coligny-Châtillon, la réponse est non.
Malgré cela elle les livre. Et pourtant ils les publient. «Aujourd’hui que Lou n’est plus (décédée en octobre 1963), ni Jacqueline Apollinaire, que la plupart des personnes mises en cause dans cette correspondance ont disparu, rien ne s’oppose à leur publication» écrit Michel Décaudin dans son préambule.
Rien vraiment ? Guillaume Apollinaire fait bien, dans ses lettres, la distinction entre ses écrits rimés et sa prose épistolaire. A cinq reprises, à cinq dates différentes, il prévient sa correspondante que sa prose ne doit pas être rendue publique. Le 9 avril 1915 il lui précise : «je te prie, Lou, de ne montrer mes lettres à personne je serais très gêné». Et le 21 avril de la même année il répète que ce «serait un sacrilège épouvantable».
Comment être plus clair ? En ce début d’année 1915, il conclut par un post-scriptum «mais veux pas que tu les montres à qui que soit». L’oubli du pronom est un signe matériel de l’intimité. Sorti de l’ombre il relève d’un langage bêtifiant. Comment imaginer qu’il aurait pu être d’accord ?
Les lettres à Lou ont donc été publiées sans le consentement de leur auteur mais avec celui de la destinataire. Il se trouve que dans l’une des lettres, Guillaume Apollinaire compare Marie Laurencin, l’un de ses indiscutables amours passé à du «crottin». Alors que moult détails semblent par la suite établir le contraire. Mais il a écrit ce mot dans le corridor très intime d’une correspondance à Lou qui n’était pas censée être publiée mais au contraire protégée.
Quand on lit l’ouvrage de 500 pages publié chez Gallimard, il est parfois faisable de faire le tri. Quand Apollinaire transforme ses sentiments en poésie rimée, l’éblouissement artistique qui en ressort se passe d’autorisation écrite tant elle est évidente. Et certaine prose peut y compris faire partie du lot car il laissait aussi entendre qu’après guerre, il se réservait la possibilité d’opérer des sélections en vue de publication.
Pour goûter à l’extraordinaire inspiration de certains textes, à l’intensité de cette poésie rimée, il faut donc en passer par ce qu’Apollinaire n’a pas autorisé vu l’agrégation des textes rassemble tout ce qui a été trouvé.
Voici quelques extraits de poésie signalée, à chacun de se faire son idée :
«Embrasse tes seins pour moi, ces beaux pigeons au bec rose et que j’adore»
Ils ont le «goût pâle des kakis et des figues de barbarie» et plus loin : «comme d’exquises meringues sur lesquelles aurait neigé un coucher de soleil rose».
Et encore, «chaque jour mon amour va vers toi comme un tramway il grince et crie sur les rails où je vais». Sa créativité est étincelante.
Les Lettres à Lou ont également une vertu documentaire sur la vie de caserne (à Nîmes) et sur le quotidien dans les tranchées du front de la grande guerre. Guillaume Apollinaire est un artilleur de première ligne qui se plaint très peu et trouve le temps d’écrire tout le temps ou, comme un peu tout le monde, de fabriquer des bagues avec du métal d’obus récupérés.
La guerre s’y mélange d’ailleurs aux sentiments lorsque Guillaume Apollinaire écrit
«Je pense à toi Lou pendant la faction, j’ai ton regard là-haut en clignement d’étoiles»
Ce gros volume des Lettres à Lou est vendu seulement 12 euros par Gallimard. Nous aurions été d’accord pour nous acquitter de la même somme avec un ouvrage expurgé de certains textes qui, de toute évidence, nécessitaient un double agrément.
Disons que son regard depuis là-haut, en clignement d’étoiles, nous pardonne.
interessant cette façon de respecter, oser et ne pas publier vraiment…mais le faisant. les auteurs, de toutes oeuvres, se ressemblent, se rassemblant.