Cela faisait trois heures qu’il remontait puis descendait la rue d’Aubervilliers. Cela faisait deux fois qu’il avait écrasé une seringue du pied. Il était à peine sept heures du matin, en ce samedi de septembre 1993 et Jérémie cherchait sa sœur. Un fantôme rencontré près de la rotonde Stalingrad lui avait murmuré qu’elle devait se trouver par-là, dans cette rue désertée dont il fouillait chaque recoin du regard.
Jérémie était arrivé la veille au soir dans la vieille Volvo de son père. Ses parents avaient insisté pour qu’il parte à la recherche de Laure mais, à vrai dire, il était suffisamment inquiet à l’égard de sa sœur pour décider d’entreprendre l’expédition tout seul. C’était un solide garçon de vingt deux ans, davantage rompu aux travaux agricoles de son Berry natal qu’au monde interlope des revendeurs et consommateurs de crack qui hantaient alors les parages de la rotonde.
Il avait interrogé des personnages à l’air anéanti, hagard, anxieux, jusqu’à ce qu’un l’un d’entre eux lui fournisse le renseignement. Mais il ne la trouvait pas. Il avait finalement décidé de s’adosser sur un mur et d’attendre. Une dame pilotant tant bien que mal une poussette parmi les débris divers était passée devant lui. D’une bourrade, il avait repoussé sur le trottoir qui lui faisait face, un type qui lui avait demandé de l’argent en le menaçant d’un couteau. Il s’en était débarrassé aussi facilement que s’il s’était agi d’un bestiau rétif à sortir de l’étable mais en éprouvant tout à la fois une sensation de dégoût, de pitié et de tristesse. Ce n’était pas son monde. Ce n’était pas comme le comice fin rond que l’on reconduit gentiment chez lui au terme d’une foire agricole.
Quand une ombre vint lui demander cinquante francs en échange d’une pipe, il lui donna dix francs dans une sorte d’énervement accablé. En la regardant s’éloigner qui maugréait « qu’avec ça elle n’était pas arrivée » il fut pris d’un doute, la rattrapa et réalisa que c’était sa sœur. Ebranlé, stupéfait, interdit, sidéré, consterné, il réfréna tout à la fois une envie de pleurer et de vomir. Elle ne le reconnaissait pas. Juste avant qu’elle ne disparaisse, claudiquant sous la fatigue au coin du boulevard, en vue du métro aérien, il lui attrapa les jambes à la hauteur des genoux, la saisit des épaules par l’autre bras et l’emporta comme un fétu.
La Volvo était stationnée à proximité. Il y transporta Laure promptement et, malgré ses injures de protestation, il la précipita à l’arrière du véhicule, sur les banquettes beiges au cuir usé et claqua la porte.
Plutôt que de prendre immédiatement le volant, il scruta la rue à la recherche de quelqu’un à tuer. Mais la chaussée tout comme les trottoirs étaient vides de vie. Il n’y avait personne à qui demander des comptes. Pourtant il aurait bien voulu que quelqu’un paie ce saccage, séance tenante.
Avant de démarrer, il caressa les cheveux de sa sœur et lui essuya les yeux avec un de ces mouchoirs blancs en tissu dont sa mère n’oubliait jamais de garnir les poches des membres de la famille. Il lui demanda de boire. Le reconnaissant enfin, elle lui dit faiblement : « ramène-moi à la maison ».
Etrangement, il avait gardé plus tard de cette scène une vue extérieure, comme si elle avait été filmée par une caméra. La voiture y faisait figure d’un vaisseau invulnérable, les pneus plantés sur cette chaussée hostile. L’automobile familiale avait rallié le périphérique sans encombre à cette heure particulièrement fluide puis avait gagné l’autoroute où elle s’était joint aux premiers départs en week-end.
Et puis l’on avait couché Laure dans le lit de Mémé où un médecin était venu la trouver. Dehors le chien aboyait après les poules. Il y avait des bruits d’étable. Un joli vent faisait tomber les feuilles des peupliers dans l’allée centrale. Jérémie n’avait pas voulu se reposer. Il était monté sur le tracteur et l’avait dirigé de ses mains solides en direction de la ferme voisine afin de donner un coup de main prévu depuis trois jours. Laure devait dormir. Et c’était pas encore demain qu’on allait lui piquer sa sœur.
Bien agréable à lire. Un bon petit moment. Merci.