Le sous-préfet lut une dernière fois la consigne, incrédule. Il avait beau la connaître maintenant par cœur il n’en croyait pas ses yeux. La France devenait le troisième pays européen à autoriser des tirs de prélèvement sur la population de chômeurs les plus âgés. Ce qui était autrefois valable pour les loups ou les sangliers prenait désormais une extension extraordinaire.
Proche de la retraite, il se souvenait que vingt cinq ans plus tôt il avait contribué à la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. A cette époque il se rappela avoir ironisé devant le représentant du gouvernement, qui s’était déplacé pour le lâchage des animaux capturés en pays slovène. Il lui avait dit en substance que s’il y avait bien une chose que la France n’avait pas besoin d’aller capturer hors de ses frontières, c’était les chômeurs. La réflexion avait alors été accueillie froidement. Désormais le pays en comptait vingt deux millions, un chiffre énorme. Une population devenue cheptel que nul prédateur -naturel- n’était à même de réguler.
Il y avait des listes nominatives comportant un zonage précis des groupes sédentaires ou nomades qu’il convenait « d’éclaircir ». Sur 22 millions d’individus sans emploi, un quart était concerné par la procédure de « retrait ».
Il allait être fait appel à des volontaires issus de la gendarmerie et de la population civile. La seule arme autorisée serait le fusil hypodermique. La fléchette-seringue, une fois sur sa cible, administrerait sous la peau, à l’aide d’un gaz propulseur aérosol, un produit sédatif suivi d’une substance létale. Le système avait été testé avec succès sur des moutons.
La perspective de cette folle traque voûta les épaules du sous-préfet accablé. Cette nouvelle normalité saturée de cynisme éhonté le bouleversait. Il n’était même pas sûr qu’elle fasse les premiers titres du vingt heures. Son dégoût, son écoeurement étaient tels, qu’il s’en fut fumer une cigarette sur le balcon. De là il voyait les beaux jardins de la sous-préfecture. Le vent agitait avec bonheur, en cette fin d’été, les feuilles de la double allée de tilleuls. Sur la pièce d’eau voguaient quelques palmipèdes insouciants. Un jardinier taillait lentement les troènes tout en secouant la tête pour chasser une mouche ou une guêpe. Le haut fonctionnaire avait devant lui l’image d’un monde qu’il aimait et même défendait avec passion. Face à ce jardin, il était bien difficile de croire à la réalité de la directive dont il venait de prendre connaissance.
Il chassa même l’idée de prendre sa retraite anticipée pour éviter d’avoir à faire exécuter les ordres. Après les chômeurs, il n’était plus inimaginable que l’on en vînt par la suite à alléger radicalement la charge monumentale des organismes chargés de payer les pensions de retraite. La paranoïa allait sûrement gagner tout le pays, son pays.
Oppressé il ressentit le besoin d’avaler un cordial et se dirigea vers le mini bar où patientaient quelques vieux crus charentais. Il mira la belle couleur de l’alcool dans son verre de cristal évasé avant de l’avaler d’un trait. Et s’assoupit.
Il fut réveillé par son assistante qui lui tendit la revue de presse de l’après-midi. Il y apprit que l’inversion de la courbe du chômage pouvait désormais être considérée comme sûre après trois mois de baisse consécutive des inscriptions à Pôle Emploi. Il jeta un œil à l’en-tête du document et réalisa qu’il était daté du 13 novembre 2017. Le banquet du comité de chasseurs auquel il avait participé deux heures auparavant lui avait manifestement porté sur le foie.
Ne pas prendre les chômeurs du bon Dieu pour des canards sauvages, tout de même!
Le journal de 20 heures aura vraiment survécu ? Impossible… Autant le passer à la lessiveuse !
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