Magie du lieu, enchantement de l’instant, Natalie Dessay et Michel Legrand se sont produits sur scène le temps d’une limpide soirée d’été dans les jardins de l’Orangerie du Château de Versailles. Mais « Entre Elle et Lui », thème de leur rencontre musicale et clin d’œil à leur duo chantant désormais célèbre, il y avait aussi « eux », trois musiciens complices du pianiste compositeur. C’était le 11 juin.
Le couple Dessay/Legrand alimente depuis des mois la chronique musicale. Aussi était-on curieux de voir ce double improbable fonctionner en live… Soucieuse d’élargir son répertoire à la chanson et de ses nouveaux talents au public, c’est Elle, la blonde et intrépide soprano qui a pris l’initiative de la rencontre avec le compositeur éclectique. Lui s’est dit aussitôt flatté, subjugué par la tessiture de la voix et le naturel des aigus de la cantatrice. « Quand je l’accompagne, je suis son orchestre », confie-t-il modeste. Pour Natalie Dessay, Michel Legrand est devenu l’homme de la transition.
Le pari était osé de passer de l’opéra à la ritournelle… Mais Natalie Dessay est à l’aise avec le micro, radieuse de monter et se montrer sur scène. Serait-elle un brin nostalgique d’un temps où elle se rêvait en Catherine Deneuve avant de s’imaginer en Barbara Streisand ? Car elle soigne son look Natalie. Sans h, hommage à Natalie Wood, clin d’œil au cinéma dont l’écran noir hante ses nuits blanches. Des paroles qui ne doivent rien au hasard.
Sur la scène versaillaise (très minimaliste), Lui est resté rivé à son piano, comme accroché aux nacres de ce radeau d’ébène qui lui arrache encore des soupirs d’aise et de tonitruants éclats de rire. L’homme cultive l’élégance. La crinière est blanchie, le maintien juvénile et la main irrésistiblement baladeuse sur toute la largeur de l’instrument à cordes. Vêtu de sombre, il laisse sa partenaire capter la lumière, ce qu’elle sait faire. Il fait encore jour quand, sirène en fourreau lamé or sur lequel le couchant jette ses derniers feux, elle entonne avec lui « La Valse des Lilas » dont Eddy Marnay composa la musique. Leurs voix s’épousent, s’entrelacent, s’emboîtent, se chevauchent. On songe aux arabesques buissonnantes dessinées au cordeau à nos pieds par Le Nôtre. Avec la reprise des mélodies des Demoiselles de Rochefort et de Peau d’âne, et alors que la nuit est tombée, la chanteuse apparaît dans une robe à paillettes argentées couleur de lune. Bien vu. Derrière elle, les hautes fenêtres cintrées de la galerie de l’Orangerie se sont illuminées tantôt de rouge, de bleu ou d’orangé, c’est magique.
De ses études de théâtre quand elle avait vingt ans, la chanteuse a gardé le signifiant du geste et l’art de se mouvoir sur le plateau. L’entendre détailler avec malice la recette du Cake d’amour est une gourmandise. Pour évoquer le cruel été 42, la jeune femme s’est glissée dans un écrin sanglant dont l’incisé profond dévoile le galbe impeccable de la jambe. Le douloureux lui va aussi bien que l’espiègle. Avec The summer knows, elle fait résonner en mémoire un passé tragique, immortalisé par quatre notes de piano dans le film de Robert Mulligan.
Pour chanter avec elle « Les moulins de son cœur », Michel Legrand n’a plus qu’un rauque de voix à offrir à sa muse, il parle plutôt qu’il ne chante. Qu’importe, le duo sur fond de flux tourbillonnant dans le bassin n’en est que plus attendrissant. Le pianiste laissera Laurent Naouri escorter vocalement sa belle pour l’adieu des amants des Parapluies de Cherbourg. Le chanteur a du coffre mais l’incroyable empesé de sa gestuelle transforme une scène déchirante en situation qui prête au sourire.
Roi de l’improvisation musicale, Michel Legrand évoque en quelques onomatopées ponctuées de judicieux accords les jazzmen qui ont marqué son parcours (Miles Davis, Duke Ellington..). Pour Count Basie, ce sera lapidaire puisque trois notes suffisent. Il s’offre un dialogue instrumental avec chacun des musiciens, époustouflant avec le batteur, studieux avec le guitariste, longuet avec le contrebassiste.
La reprise de quelques tubes de l’ami de longue date Claude Nougaro fait passer le souffle de Toulouse sur les toits de Versailles. On s’amuse d’entendre Natalie (sans h) interpréter Serge et Nathalie (avec h), une coproduction Nougaro/Legrand. Quand la soprano interprète « Rouge et noir », on n’échappe pas au regret de l’entendre à des années décibels de son ancien répertoire. Mais l’émotion est de retour avec la reprise, à titre posthume, du dernier texte écrit par le chanteur disparu, qui s’intitule « Mon dernier concert ». Nougaro ironise sur cet ultime récital qui, « se jouerait à tombeau ouvert et à guichets fermés ». Savoir son testament livré à des gradins bondés dans le vaste écrin vert de l’Orangerie n’eut assurément pas déplu au poète rompu au dérisoire des maux !