Lucrèce Borgia fait un retour tonitruant à la Comédie Française. Tonitruant surtout dans le tout petit Tout-Paris de la culture où chacun y va de son avis autorisé ou non pour trancher sur LA question : était-il tout à fait nécessaire de travestir Lucrèce ? ou, dans une autre version pipolisée, fallait-il travestir Guillaume Gallienne en Lucrèce ?
Et cette seconde version de la question tend parfois à prendre le pas sur la première, tant il est difficile aujourd’hui d’oublier que justement c’est ce même Guillaume Gallienne qui a triomphé longuement sur les planches et sur les écrans en travesti de sa propre mère laquelle entretenait avec son fils une relation propre à troubler les références « de genre », comme on dit désormais.
Si l’on admet qu’il y a sur LA question autant d’avis que de spectateurs, il est possible aussi, pour garder la tête froide, de revenir à quelques références : il fut une époque – lointaine, certes – où les femmes n’avaient pas accès aux tréteaux et, par évidence, personne ne s’interrogeait sur la pertinence du travestissement ; il en fut une autre – plus récente – où de grandes audacieuses se sont emparé de rôles masculins ; il est encore de nombreux auteurs qui en font un parti pris assumé… Par essence, le théâtre a vécu, vit et vivra de masques et de travestissements, au gré de choix artistiques portés par des metteurs en scène – ici Denis Podalydès – ou des auteurs ou des acteurs, et ce depuis la nuit des temps théâtraux.
Et dans le cas de Lucrèce ? Cette femme terrible qui cherche aussi tardivement que maladroitement à laisser émerger l’infime part d’elle qui voudrait être une mère aimante et protectrice, se voit acculée dans l’impasse où la cantonne le regard des autres, mais reste d’une grande ambivalence : saurait-elle sacrifier la noirceur qui fait sa force et son pouvoir pour sauver Gennaro, le fils brave et pur qui rêve sa mère inconnue en héroïne, et ainsi devenir ouvertement sa mère ? Le verdict est net : ni compassion, ni rédemption pour sauver Lucrèce et la mort pour Gennaro, ses compagnons d’armes et de beuveries. Alors, on peut laisser tomber définitivement le sujet, en disant simplement qu’après les quinze premières minutes de spectacle à se demander si ce travestissement vaut mieux que le gadget auquel on pourrait le réduire, on se laisse tant emporter par la pièce qu’on la prend comme elle se déroule : avec passion, avec emphase, avec énergie et en toute beauté.
Pour l’œil, la scène du Français est enchanteresse : costumes (Christian Lacroix), décors (Eric Ruf), lumières (Stéphanie Daniel)… tout est somptueux avec une générosité qui se hisse jusqu’aux spectateurs les plus mal placés dans les coins et les hauteurs du théâtre. Denis Podalydès joue la partition avec doigté, ne renonce pas au lyrisme mais n’en surjoue pas, enchaîne les rythmes et les séquences au fil desquelles toute la complexité de Lucrèce se dessine. Podalydès suit Victor Hugo à la trace : « … et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le sentiment maternel ; dans votre monstre, mettez une mère, et le monstre fera pleurer… ».
L’un des temps forts du spectacle voit Lucrèce aux genoux de son mari jaloux pour tenter de sauver Gennaro. Il y a toute la force du dilemme sans issue : laisser croire que Gennaro est son amant ou avouer qu’il est son fils, l’alternative entraîne toujours la peine capitale. Alors la femme-stratège cherche à reprendre le dessus en usant du cynisme des puissants, ironisant sur les paroles qui ne sont données que pour être reprises. Sublime scène. Gallienne suit sans hésiter Podalydès dans l’excès et la démesure. C’est de cette exagération engagée que naît l’émotion. En 2014, le souffle hugolien s’empare de la modernité : Lucrèce et les garçons, à table !
PS1 : la pièce se joue à la Comédie Française jusqu’au 20 juillet prochain et l’on sait les difficultés qu’il y a parfois à obtenir des places du côté de la salle Richelieu. Session de rattrapage possible au cours de la saison 2014-2015 où le spectacle sera repris d’avril à juillet.
PS2 : Lucrèce Borgia fait partie de ces classiques qui chaque fois qu’ils sont montés en spectacles suscitent une rafale de références avec force rappel de mises en scène antérieures. On peut anticiper le prochain exercice de comparaison qui se prépare à l’été : Béatrice Dalle sera Lucrèce au Festival de Grignan…
Crédits photos: © Christophe Raynaud de Lage.
Je n’ai pas vu cette version, échaudé que je suis par les dernières mises en scène de Denis Podalydès. Il y a eu l’année dernière une version de Lucrèce Borgia avec Marina Hands à l’Athénée.
Voilà ce que j’en disais sur le site Froggy’s Delight :
A l’heure où les grands romans de Victor Hugo fournissent souvent des arguments pour des pièces, des comédies musicales ou des films, il est assez paradoxal que son œuvre dramatique soit peu jouée.
Ce paradoxe vient sans doute que le théâtre hugolien, qualifié de « grotesque » – au sens où s’y mélangeait ridicule et horreur, fantastique et mélodrame – est un grand livre d’images et d’émotions qui s’autorise démesure et grandiloquence sur des sujets historiques et que, par conséquent, beaucoup de metteurs ayant peur des ricanements préfèrent s’abstenir de les monter ou préfèrent axer leur travail sur la dérision.
C’est donc une des vertus de la version de « Lucrèce Borgia » conçue par Lucie Berelowitsch de ne pas prendre à la légère la prose théâtrale d’Hugo. On lui saura aussi gré, malgré le juke-box, le néon « Borgia » du portique et les échafaudages sur lesquels vont et viennent les gentilshommes de Ferrare, de ne pas s’être laissé emporter par les anachronismes ou d’avoir cherché à faire des références à la série télé consacré aux Borgia.
Dans cette pièce radicale, une femme seule fait face à de jeunes hommes, sanguins, ivres de vin et de vengeance, un mari jaloux et un fils secret. Mené à un rythme endiablé, aussi rapide l’action du poison dans les corps et celle du poignard dans les chairs, l’intrigue de « Lucrèce Borgia » ne laisse aucun répit à ses personnages qui n’ont que le temps de leurs répliques.
Fantaisie d’épée et de dague plus que réflexion sur le pouvoir, la pièce d’Hugo se suit sans déplaisir. Marina Hands, dans le rôle-titre, oscille entre le cri et le sanglot, passe de la vulgarité à la noblesse et emporte avec énergie tous ses contempteurs dans une danse de mort baroque.
On pourra trouver que la troupe qui la poursuit a le pas lourd et le ton parfois dupe des outrances hugoliennes, mais l’ensemble va à sa perte avec un bel appétit et un sens chorégraphique certain.
Dans cette version sombre et poussiéreuse, les plus audacieux verront dans le travail plastique de la scénographe Kristelle Paré une parenté avec des images sorties de « l’Héroic-Fantasy », voire de certains jeux vidéos.
Victor Hugo, cet ogre précurseur de « Matrix » dans « La Légende des Siècles », n’aurait sans doute pas vu cela d’un mauvais œil.
Philippe Person