Le compte-gouttes

Verre Duralex des années cinquante. Photo: LSDPJulien avait fini par admettre sa condamnation proche à la mort par assèchement. L’ultime goutte d’eau qu’il avait transvasé d’une bouteille en plastique à son œsophage lui était tombée dans l’estomac le matin. Le grand pic de chaleur de midi était bien passé. Il s’était mis à fixer cet amas de rochers gris, insolites au milieu de ce désert blanc. Sauvé du pick-up calciné, un monticule de féculents inutiles comme du riz ou des pâtes, lui procurait cependant un ombrage précaire mais bienvenu.

Il imaginait que peut-être quelqu’un trouverait là un jour son squelette, dans la même position qu’aujourd’hui, avec les Ray-Ban qu’il tenait de son père, sur sa face décharnée. Il songeait à ses vacances en famille sur la plage, au canettes de Soda qu’un vendeur ambulant distribuait à qui voulait, en même temps que des glaces ou des beignets. Il pensait au verre Duralex qu’il emportait à chaque voyage, un verre sans valeur mais qui avait cette fois appartenu à ses grands-parents. Il se souvenait cette limonade bien fraîche qui finissait par lui donner des ballonnements et sa grand-mère qui lui disait « je t’avais bien dit de ne pas en boire trop ».

Et voilà que c’était la fin, comme dans le Petit Prince, à mille milles de toute terre habitée, sauf qu’il n’y avait pas de petit prince. Mais ce souvenir d’enfance lui donna une idée. Il prit son carnet à spirales et entrepris, avec son crayon à mine, de dessiner les quelques rochers qui constituaient le seul élément de décor de cet univers de poussière blanche et dont il était coutumier de dire qu’il n’avait pas connu la pluie depuis « des millions d’années ».

Il en fit quelque chose d’assez réussi, de joliment contrasté. Tandis que le soleil mortifère lâchait quelque peu son étreinte en déclinant, des détails supplémentaires apparaissaient sur son sujet, dont cette petite bande grisâtre qui ceignait la plus volumineuse des roches et à laquelle il finit par prêter attention. Il laissa tomber son carnet et s’approcha.

On aurait dit du tartre ou un vieux joint terni de ce mastic pour salle de bains qu’on coule avec une sorte de seringue pour éviter les fuites. Il entreprit de faire le tour du rocher en laissant son doigt courir sur cette zébrure hors d’âge, peut-être un vieux lichen, qui pouvait savoir. Il fit ainsi deux fois le tour de la roche comme quelqu’un qui devient fou et qui n’aurait plus rien à faire d’autre que des mouvements inutiles, pour la gloire, comme un défi puéril à la mort qui l’attendait certainement.

Et puis il remarqua un détail, une nuance sur la trace, qui vint le distraire de la fatalité qui l’avait gagné. Sur la longueur d’un pied d’adulte en effet, la bande n’avait pas la même couleur. De gris tout court elle avait, à cet endroit-là, adopté le vert de gris. Et d’autre part, la zone en question était presque collante, comme du moisi. Julien gratta un peu à l’aide de son ongle et un peu de la pellicule tomba. Alors qu’aux extrémités incolores  la matière était aussi désespérante et définitivement collée qu’un vieux ciment.

Il partit récupérer une bobine de fil de fer dans ses affaires et, en s’interdisant de penser à quoique ce fût,  se mit à cureter l’endroit qui lui semblait le plus mou. L’affaire se présentait comme un peu vaine, du moins avait-il la sensation d’agir, de faire quelque chose.

Effectivement la bande, qu’il trifouillait  comme un dentiste une carie, s’avérait friable. Au point qu’il finit par y enfoncer en profondeur l’équivalent d’une petite règle de bureau. Mais le sentiment d’une défaite inéluctable l’envahit, de même qu’une grand fatigue et il retourna s’allonger près de son tas de vivres avec l’idée répétée que c’était la fin.

Quand allait-il mourir exactement ? Le lendemain matin ? Quand allait il commencer à délirer comme tous ceux qui vont mourir privés d’eau ? Julien s’assoupit brièvement avec la notion « complètement con » selon lui, de « qui dort boit ».

La fraîcheur de la nuit le réveilla. En cette nuit de pleine lune, le paysage était théâtral. La lumière teignait de bleu le blanc du sol. C’était très beau. L’esthète qu’il était apprécia ce sans doute dernier cadeau de la vie.

Il revint vers son rocher duquel pendait toujours le fil de fer fiché là comme un point de repère dérisoire. Et Julien constata qu’à la verticale du fil qu’il avait coudé pour mieux le vriller à l’intérieur de la roche, une tache s’était formée dans la poussière. Un rond humide, un cercle moite.

Photo: Les Soirées de Paris

Photo: Les Soirées de Paris

Naturellement stupéfait, il vit une goutte qui perlait à la toute extrémité du fil puis une autre à l’angle qui glissait. Ce qui faisait deux gouttes.

Saisi d’espoir ce qui peut se comprendre, il reprit l’initiative et recommença à manœuvrer son outil improvisé en manivelle avec l’idée de forer jusqu’au bar à cocktails secret que devait celer les profondeurs de la pierre. Une heure après, après avoir enfoncé, estima-t-il, la valeur d’un bras, il fit une pause avec la sourde crainte de boucher bêtement un canal qu’il imaginait très étroit. D’ailleurs, il n’y avait plus de gouttes. Il partit vers ses affaires afin de chercher un outil plus efficace et laissa son « chantier » en plan, le verre Duralex en aplomb du fil de fer au cas où.

Quand il revint avec tout ce qu’il avait pu trouver d’objets métalliques et pointus, le verre était demi plein. Sur toute sa longueur, le fil suintait lentement. Il s’était, si l’on peut dire, écoulé trente minutes et Julien spécula aussitôt sur le nombre de demi verres qui pourraient sortir ainsi, avant d’avaler le premier d’un trait. Le liquide passa bizarrement comme du feu entre sa langue gonflée et sa voûte palatale en voie de dessiccation avancée.

Des années plus tard, Julien faisait toujours le même songe. Il rêvait qu’il était resté des années sur place, renonçant à rejoindre la civilisation. Et qu’à partir d’un pépin de citron il avait fait pousser un arbre. Que cet arbre était devenu la seule chose vivante, de taille humaine avec lui. Cet arbre lui apportait tout, de l’ombre, un parfum, de quoi faire un soda, mais surtout, plus que tout, une compagnie immense, spirituelle, fondamentalement divine. Un ami.

 

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Nouvelle. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Le compte-gouttes

  1. de FOS dit :

    De haleter, ça m’a donné soif !

  2. Steven dit :

    Il eût été plus étonnant qu’il en coulât du thé avec le milk. S.

Les commentaires sont fermés.