C’est ce qui se produit souvent lorsque l’on tranche une pomme par le milieu. Le pourtour du trou où se niche le pépin est dessiné comme un œil. Et le fruit scindé ainsi nous observe. Un détail qui n’a pu échapper à des artistes comme René Magritte (1898-1967) ou Paul Cézanne (1839-1906), lesquels ont travaillé maintes fois ce sujet du bout de leur pinceau. Cézanne y voyait une forme d’éternité et il n’avait pas tort, puisque dans l’Histoire profonde, le fait d’avoir croqué la pomme faisait entrer l’homme dans le temps, laissant derrière lui le paradis, cette boîte de nuit perpétuelle agrémentée de soirées-mousse légendaires. La pomme est à la fois banale et extraordinaire. Le fait d’y associer Adam et Eve est une extrapolation occidentale. Vu qu’au Moyen-Orient, elle n’était pas cultivée. À Byzance c’était plutôt l’oranger et, chez les Grecs, on avait choisi la figue. Exception faite des pommes d’or offertes à Zéra lors de son mariage avec Zeus, façon, en tant que symbole de la fertilité, de leur souhaiter une longue descendance. Féminine, la pomme est également associée à l’immortalité, notamment chez les Celtes qui imageaient Avallon (lieu du paradis) comme un grand verger.
Il est bien d’avoir tout cela en tête avant d’en éplucher une. Une choisie parmi les nombreuses variétés de la boskoop à la clochard, la golden ou la starking. Dans « Le Ventre de Paris », Émile Zola évoquait leurs « peaux différentes » et quand on en choisit une, la couleur nous sert de guide afin de deviner la catégorie qui sera la plus acide ou la plus sucrée. Où alors c’est en fonction du projet avec l’idée d’en croquer tout simplement une ou bien encore avec des visions de chaussons, de tartes, de crumble ou de compote.
Dans la « Chanson de Roland », il était écrit « pume », mais la phonétique actuelle, de même que son orthographe, n’ont pas varié depuis longtemps. Bien sûr c’est une « apple » qui est tombé sur la tête de Newton, laquelle aurait inspiré une fameuse théorie sur la gravité. Ce que tout le monde avait bien compris avant, mais voilà, c’était autrement coton que d’en tirer un énoncé assorti d’une conclusion universelle. C’est la mère de Voltaire qui en parla à son fils, mais l’écrivain dans ses écrits mentionna des fruits, ce qui rend incertain le fait que ce fût une pomme. Peut-être était-ce une poire. Ou la déjection d’un volatile ce qui aurait fait d’une pomme tombant de son arbre, un alibi moins déshonorant.
On pourrait faire une conférence de trois jours sur ce fruit si commun. En se limitant exclusivement au côté culturel et en laissant de côté l’aspect agricole qui n’intéresse que des exploitants attentifs au rendement à l’hectare. Nous évoquions la « Chanson de Roland » mais l’on pourrait aussi parler de Tintin dans « L’étoile mystérieuse » avec cette banale pomme produisant des pommiers en mode instantané et reproduisant l’anecdote de Newton sur la tête du jeune reporter. Dans un genre, il paraît que le symbole des Beatles a résulté de l’observation par Paul McCartney de la représentation d’une pomme signée Magritte avec l’inscription « au-revoir ». Alors que dans le cas de Steve Jobs, c’est plutôt à Newton qu’il faut remonter de nouveau, mais à son effigie sous un arbre, il a été préféré une pomme croquée, en route vers son statut de trognon.
Et pour conclure cette conférence -comme ce billet- dans la bonne humeur, autour d’un verre de cidre pétillant ou d’un bon calva, nous ferons appel à Maurice Chevalier (1888-1972) ayant créé en 1936 une chanson à ce propos, dans le film « L’homme du jour ». Il y exprime la joie de vivre, la vie sans tracas, le bonheur dans tous ses choix et que pour cela, il suffit « en somme » d’être aussi « beau gosse » que lui. Et sans oublier le précieux Louis de Gonzague-Frick (1) qui toquait chaque matin à la porte de Guillaume Apollinaire en lui tendant une pomme afin qu’il entretînt sa santé. L’idéogramme ci-contre, réalisé avec des bouts de pomme, lui est d’ailleurs dédié.
PHB
(1) À propos de Louis de Gonzague-Frick
Photo: ©PHB
Au petit cimetière-jardin de Montjustin où repose Henri Cartier-Bresson, on trouvera souvent une pomme déposée sur son tumulus par une main amie. De son vivant, il en croquait une chaque jour. Pas de main, de pomme !
N’oublions pas le Chirac croqué, si je puis dire, en son temps par les Guignols en croqueur de pomme, gage de sa proximité avec le bon peuple, en opposition à son principal adversaire d’alors, le bourgeois Balladur. « Mangez des pommes », disait à tout bout de champ la marionnette Chirac à chaque émission. Moyennant quoi, c’est lui qui emporta la mise, en 1995.