L’insupportable imposteur

Sa fable n’était pas encore bien au point. Réalisant qu’il existait un livre très documenté sur la déportation des Espagnols dans les camps de concentration, Enric Marco l’emprunte, remet tout à sa sauce et perfectionne une imposture objectivement malodorante. Enric Marco est l’histoire vraie d’un dissimulateur hors normes qui réalise qu’à travers son récit bidon, il escamote commodément son vrai passé de collaborateur avec l’Allemagne nazie. Et que de surcroît, il découvre le plaisir d’être au centre des projecteurs, derrière les micros qu’on lui tend. Jusqu’au jour où un historien découvre des failles, décèle des incohérences dans un narratif trop convaincant sur la forme. Alors que le personnage tire une satisfaction manifeste en suscitant au fil de ses interventions, des émotions chez son auditoire,  il entend une voix au téléphone l’accusant sans détours d’être un menteur. Et il est, à ce titre un usurpateur, en tant que président de l’association des victimes espagnoles de l’Holocauste. Le film d’Aitor Arregi et de Jon Garaño déroule le fil d’un énorme mensonge,  et suit l’entêtement nauséabond d’un homme faisant prospérer de sang froid,  un bobard sur une tragédie.

Dans ce rôle, Eduard Fernández a bien du mérite. Jouer les salopards à ce point doit être accablant. D’autant qu’en l’occurrence, il ajoute au métier d’acteur qui est par définition d’embobiner, la tâche d’interpréter un menteur. Eduard Fernández joue donc celui qui jouait à la victime, avec son physique débonnaire et ses fausses hésitations destinées à donner un vernis trompeur à ses déclarations. À ce jeu-là, devant l’énormité de l’entourloupe à faire passer, il faut être bon. Dans le film et comme on le suppose dans l’histoire d’origine, Enric Marco excelle, changeant habilement de sujet à la moindre question gênante.

Un des travers de l’être humain consiste à se montrer compréhensif pour les méchants. On a donc peur d’avoir peur pour lui lorsque la vérité apparaîtra, bruyante comme une sentence de justice. Mais ici, pas moyen de ressentir la moindre empathie, le moindre début de sympathie. C’est le tour de force d’Eduard Fernández que de provoquer en nous un épais mépris. Tout le monde n’aurait pas pu en faire autant, tellement le coup est dur pour l’image. On voit mal un Brad Pitt ou un George Clooney se risquer à émarger ainsi au registre de l’enfoiré au carré. C’est Lino Ventura qui avait dit un jour qu’il n’aurait pas pu jouer un salopard. Et qu’il fallait qu’il pût serrer la main au personnage qu’on lui confiait.

Concernant la nature toxique d’Enric Marco, trop c’est trop. L’imposteur qu’il fut, du moins dans le film ne s’excuse pas, ne demande pas pardon, même quand c’est sa fille qui lui demande. Quand le conseil d’administration de l’association des victimes espagnoles de l’Holocauste le répudie, il se lève et s’en va. On voudrait croire alors, qu’il aurait quitté sa région piteux, couvert de honte,  pour aller s’enfermer dans un anonymat rédempteur. Mais non, l’histoire telle qu’elle nous est racontée, nous montre au contraire quelqu’un qui admet mais insiste encore en soulignant qu’il a bien été en Allemagne et que si c’était avec les travailleurs volontaires se rendant dans les usines d’armement, c’était pour protéger sa famille. Ce qui lui fait le plus de mal en fin de compte, c’est de quitter son beau rôle, celui qui avait réussi à convaincre de son statut de victime, jusqu’à l’entourage du Premier ministre, José Luis Rodríguez Zapatero. Abject jusqu’au bout, il finit par recontacter l’historien qui l’avait démasqué. Et il lui demande d’écrire un livre autour de son monumental forfait. Indécrottable personnage, incroyable acteur, dans ce film réussi d’Aitor Arregi et de Jon Garaño.

Enric Marco n’est pas le mythomane que l’on croise parfois, celui qui se vante de travailler pour les services secrets ou d’être le fils caché d’une star. Celui que l’on écoute avec un sourire entendu ou en riant sous cape. En regardant ce film, abasourdis par la taille de l’imposture, on ne manque pas de songer à quelques grands menteurs enferrés dans leur tromperie. Mais se vanter d’avoir été souffrir dans les camps de concentration, c’est tout de même autre chose, autrement grave, que de gruger des proches, des patients ou des parlementaires. Le générique de fin nous informe que le protagoniste du film est mort à 101 ans. Les remords ne l’ayant pas étouffé avant.

 

PHB

« Marco, l’énigme d’une vie », au cinéma depuis le 14 mai

 

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Une réponse à L’insupportable imposteur

  1. Pierre DERENNE dit :

    Tout le monde joue avec plus ou moins de bonheur, un personnage, une comédie. Là, au vue de votre article, c’est du grand art. Les iconoclastes me plaisent, j’irai volontiers voir ce film. Quant à juger la longévité de Marco, je m’en abstiendrai ; la première pierre ne me convient pas

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