L’atome se fiche comme d’une guigne d’une trotteuse en action. Lui ne connaît que le mouvement perpétuel, la collision permanente et la fabrication sans fin de molécules. L’horloge est faite pour les gens de surface. L’angoisse d’hier, d’aujourd’hui et de demain est une émotion sans fondement. Les écrivains et les artistes se sont souvent frottés au sujet. Apollinaire aussi, s’est aventuré dans l’espace-temps. Pour ce faire il avait pris le pseudonyme de Croniamantal, dans son livre intitulé « Le poète assassiné ». Ce que n’avait pas manqué de remarquer l’universitaire et auteur Marie-Jeanne Durry (1901-1980).
Notamment quand elle cite dans un livre, Croniamantal aux prises avec les tourments du tic-tac: « de ce qui est, de ce qui fut et de ce qui sera. » Dans une évocation singulièrement irréelle, Apollinaire via son double, « suivit un couloir où il faisait si sombre et si froid qu’il eut l’impression de mourir et de toute sa volonté, serrant les dents et les poings, il mit l’éternité en miettes ». Techniquement, le poète entrait en symbiose avec la physique fondamentale d’aujourd’hui où il est admis qu’au maximum de froidure, tous les chronos marquent l’arrêt. On se croirait dans le film « Interstellar » (2014) quand tout se dérègle, où l’absolu bouscule la relativité. Puis, Cronamiantal « eut de nouveau la notion du temps dont les secondes martelées par une horloge qu’il entendit alors tombaient comme des morceaux de verre et la vie reprit tandis que de nouveau le temps passait ».
C’est au début des années soixante qu’est publié en trois tomes, le livre de Marie-Jeanne Durry. Il est titré « Alcools » en référence au recueil de poésie d’Apollinaire, paru cinquante ans plus tôt. Ses élèves avaient de la chance et ceux qui s’en souviennent encore évoquent des étudiants ponctuels et des amphithéâtres combles. Ses analyses, assez remarquables, prenaient appui sur des éléments dont elle n’avait pas manqué la portée. Toujours sur cette question de l’heure qui a tourné, tourne et tournera, elle écrit qu’Apollinaire « ne pouvait s’implanter dans la lumière du temps absolu. Il lui restait de sentir chaque atome de lumière, chaque instant, non comme parcellaires, mais comme entourés d’un flux intarissable, et d’entourer à son tour d’une eau de musique ses instants de poésie, comme il a tenté aussi de les cerner par le dessin des calligrammes ».
Nombre de philosophes, d’artistes et de poètes, ont su lâcher la bride à leur conscience, ce qui les emmenait loin, frôler les parois où palpite sans lumière le cœur des choses. De ces lieux qu’on ne peut photographier mais dont on peut donner une idée par le son, l’image ou le texte. Marie-Jeanne Durry se plaît à souligner la lucidité extrême d’Apollinaire, laissant entendre par là qu’il n’est pas un simple baladin ou un banal trouvère errant. De surcroît, poursuit-elle en substance à la fin de son tome III, Apollinaire est à même d’apprivoiser toutes les nouveautés de la civilisation, belles ou laides. Mieux, il sait les acclimater. Et quand il ne les maîtrise pas encore et pour cause, il les anticipe.
Ainsi dans son poème « Les Collines », publié en 1918 (2), le poète escompte le moment où les machines se prendraient « enfin à penser ». L’on pourrait ici à juste titre, parler de vision d’avenir. Marie-Jeanne Durry au début des années soixante, alors que l’informatique n’en était encore qu’à ses débuts, flairait elle aussi, une prémonition géniale.
Seul bémol, les machines ne pensent pas. Elles calculent, elles déduisent, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Mais quand même, à la seule condition qu’elles disposent du courant électrique et qu’on les abreuve en data, elles donnent formidablement la comédie. Elles sont tout à fait capables de créer de la poésie (1), de la peinture ou de la musique pour peu qu’on leur procure quelques indications.
Toujours dans ce poème « Ondes », il y a aussi ce quatrain troublant: « Et j’entends revenir mes pas/Le long des sentiers que personne/N’a parcourus j’entends mes pas/À toute heure ils passent là-bas/Lents ou pressés ils vont ou viennent. »
Voilà qui est dit. « L’art de conjuguer », livre essentiel aux amoureux de la langue française, perd sa raison d’être. Nos atomes vont et viennent et le bruit de nos pas, en sont le juste écho. Le générique de clôture n’est pas prêt de défiler sur l’écran.
PHB
« Nombre de philosophes, d’artistes et de poètes, ont su lâcher la bride à leur conscience, ce qui les emmenait loin, frôler les parois où palpite sans lumière le cœur des choses. »
Merci Monsieur !