Avec modération

Deux facteurs ont modifié le décor de la table de fête des maisons bourgeoises: le développement de l’industrie verrière, rendant le verre à boire plus accessible car moins onéreux et le souci d’harmoniser les vins et les mets (1), conduisant le maître de maison à sélectionner plusieurs crus. Le repas de cérémonie, en effet, appelle successivement entrées ou potage, poisson, volaille, rôt, fromages et desserts. À chaque plat son vin. Apparaît, devant le couvert dressé, le service à verres prévu pour douze personnes. Une illustration du Larousse gastronomique de l’entre-deux guerres en témoigne, ils sont quatre, unis dans un rapport homothétique, orientés à main droite du convive, en ordre décroissant. Le verre à eau, d’abord, puis celui à vin rouge, suivi du verre à vin blanc, enfin le verre à vin de dessert. Ils sont placés en ligne, devant l’assiette, à l’anglaise, ou en diagonale sur le côté, à la française.
Certaines cristalleries s’égareront à proposer des verres de couleur, rouge, jaune, bleu, vert… Ces récipients sont du meilleur effet esthétique, mais il s’agit là d’un regrettable solécisme à l’égard du vin. Ils empêchent d’en apprécier convenablement la robe et les ramages, son aspect visuel constituant la première approche d’un vin. Le modèle adéquat comporte un contenant transparent, d’une netteté absolue, juché sur un pied. Le pied permettra un mouvement giratoire pour développer le bouquet avant la dégustation. Le verre est au service du liquide, et non l’inverse.

L’ordonnancement de vins différents s’inclut dans un rituel gustatif. Les vins blancs, servis frais, précèdent les vins rouges, chambrés. Le terme signifie « à la température de la pièce de réception », et non à celle de la cave, immuablement inférieure à 12°C (la pièce, à l’époque de création du mot, ne dépassant pas 18°C). Plus froid, l’acidité et les tanins prédominent et les arômes sont masqués, plus chaud, l’impression de gras et l’alcool se développent de façon intempestive. Un usage veut qu’un vin rouge robuste et corpulent, encore loin de sa maturité, fasse, avant d’être présenté, un séjour en carafe, afin de l’oxygéner.

S’agissant des vins rouges, un adage stipule que le suivant ne fera pas regretter le précédent. Le vin le meilleur apparaîtra donc en dernier. Dans une telle perspective, ce ne sont plus les vins qui accompagnent les mets, mais ces derniers qui mettent les vins en valeur. Si la nourriture peut être passable, les vins se doivent d’être bons.
Quiconque s’est vu, par héritage, acquéreur d’un service à verres classique a pu le constater : seul le verre à eau est encore conforme à son usage, les autres étant la plupart du temps de forme et de volume inappropriés, le verre à vin de dessert relevant, lui, de la dînette de poupée. L’assortiment n’est d’ailleurs plus adapté aux menus modernes, moins abondants en plats et en vins.

L’INAO (Institut national des appellations d’origine, devenu celui de l’origine et de la qualité) a conçu un modèle unique, d’allure oblongue, garantissant l’appréciation optimale des vins qui y seront versés. Il est apparu, à l’usage, que les verres donnant les meilleurs résultats à la dégustation des vins rouges permettent également celle des vins blancs. Les vins blancs sont, cependant, favorisés par une forme de verre plus petite, préservant la température plus basse et concentrant les arômes, les vins rouges bénéficient d’un espace plus large favorisant l’aération et libérant les nuances olfactives. La Cité du vin de Bordeaux préconise, pour sa part, un modèle à la base plus évasée.

Cas particulier, le vin de Champagne. Une habile promotion commerciale l’a hissé au statut de vin de réjouissances, ce qui permet d’en oublier le coût. L’usage de la coupe, 12,5 cl, assure 6 verres par bouteille. La flûte, 10,5 cl, permet d’aller jusqu’à 7. Le blida (2), ne contenant que 7cl, va de 8 à 10, il n’est cependant utilisé qu’en dégustations de caves, ou pour les vins d’honneur des municipalités parcimonieuses. La coupe, large, entraîne une trop rapide dispersion des bulles. La flûte, plus étroite, se montre davantage propice au « perlage » du gaz carbonique. L’idéal reste encore le verre tulipe.

Rendant compte du ixième retour de Michel Polnareff, le Figaro (28/03/25) nous informe qu’il ne boit jamais que la première flûte d’une bouteille de Cliquot brut, « pour être sûr d’avoir des bulles bien fines ». Sa consommation en entraînant plusieurs à l’heure, par souci d’économie, son producteur ne dispose dans sa loge que des demi-bouteilles.

Jean-Paul Demarez

(1) Si elle fait l’objet de tâtonnements empiriques depuis les temps anciens, c’est avec la Physiologie du goût, de Jean Anthelme Brillat-Savarin, publiée en 1825, que cette préoccupation connait un début de rationalisation. Fondée non pas sur l’arbitraire, mais sur des expériences répétées.
(2) Fabriqués à Reims et envoyés à la ville de Blida (Algérie), ces petits verres cylindriques étaient destinés à la consommation du thé. À la chute des exportations, ils ont été adoptés par les vignerons champenois.
Illustration d’ouverture: réalisée par Pierre de Belay (1890-1947), connaissance de Max Jacob et de Guillaume Apollinaire, pour le médicament digestif Normacol. Coll: PHB-Illustration 2: ©JPDemarez
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2 réponses à Avec modération

  1. Hormiguero dit :

    Savoureux ! Merci à Jean-Paul Demarez de nous éclairer avec autant de précisions sur cette question assez mal connue même des gastronomes amateurs.
    À ce sujet, je lui signale qu’un groupe de buveurs d’eau, dont on sait qu’ils sont de plus en plus nombreux, milite depuis un certain temps pour qu’ils puissent bénéficier. eux aussi, de jolis verres à pied plutôt que du traditionnel et banal verre « taille basse » qui leur est toujours imposée, comme une sorte de vexation.

  2. anne chantal dit :

    A votre santé ! Votre chronique réchauffe les coeurs..

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