Crème solaire

Régulièrement, la lune se donne un peu d’importance en passant devant le soleil. La dernière fois, c’était fin mars. En France nous n’avons pas vu grand-chose mais au Canada, l’occultation était complète. Quand le phénomène intervient, le temps que les deux astres se croisent, une ambiance bizarre s’installe. La faune et même la flore sont sur le qui-vive. Chaque oiseau se tient sur une patte, les feuilles des arbres se ramollissent, l’atmosphère dans son ensemble se contracte, le son semble amorti. Le cosmos nous fait sentir une palpitation dont l’amplitude nous étreint. C’est la magie de l’éclipse. Deux heures durant, jusqu’au rétablissement de la situation, le départ du soleil nous interpelle, de la même façon sans doute qu’il le faisait sur les premiers humains dont la conscience s’éveillait. Les artistes et les poètes oublient rarement de l’intégrer.  Louis Aragon (1897-1982) par exemple, lorsqu’il écrivait: « Une ombre au milieu du soleil dort/c’est l’œil. » Ce vers avait, paraît-il, enchanté André Breton (1896-1966). Apollinaire (1880-1918) aussi bien sûr, lequel dans un calligramme du temps de la guerre, concluait: « Ombre encre du soleil/Écriture de ma lumière/Caisson de regrets.Un dieu qui s’humilie. »

Les peintres l’ont toisé depuis leur chevalet: Van Gogh, Monet, Picabia en ont fait des ronds puissants, jaunes, rouges ou oranges. Chirico l’a utilisé comme un accessoire surréaliste, ésotérique. Turner l’a transformé en sujet incendiaire. Salvador Dali l’a placé entre deux coquilles d’œufs, ce qui semble évident, tant le jaune de l’œuf semble puisé à la source. En peinture comme en poésie, on peut néanmoins se planter. Le soleil a généré beaucoup de croûtes entoilées et quant à la plume, si Baudelaire proférait quelque chose comme « Les soleils mouillés, de tes ciels brouillés… », on peut dire sans risque que le grand Charles avait fait beaucoup mieux.

En tout cas il est notre étoile et comme pour la Terre, nous n’avons pas de plan B. Situé à cent cinquante millions de kilomètres, il brille loin de nos haleines subtiles. Un signal lumineux a besoin de huit minutes pour accomplir la distance entre lui et nous ce qui n’est pas beaucoup. Il se trouve qu’il est, selon des calculs savants, au milieu de sa vie. Il est apparu il y a cinq milliards d’années et son réservoir d’hydrogène est déjà à moitié vide ce qui nous laisse encore un peu de temps pour nous enduire de crème solaire, activatrice de bronzage ou au contraire protectrice des rayons UVB. Quant aux toilettes, on lui doit de beaux voiles et de beaux chapeaux.

Toujours en recul, Pascal (1623-1662) pointait avec ironie les dogmatistes qui voyaient dans les éclipses, un mauvais présage. Dans la mesure où, soulignait le philosophe, le malheur est tellement ordinaire qu’ils avaient peu de chances de se tromper. Lors de la grande éclipse du mois d’août 1999, bien visible en France celle-là, aussi sombre que silencieuse, les augures étaient revenus à la charge et force est de constater qu’ils avaient -bêtement- raison: l’amoncellement des contrariétés, à l’échelle domestique ou planétaire n’a pas molli depuis. C’est cette croissance-là qui devrait nous inquiéter.

Quand nous parlons d’éclipse ou de soleil, c’est parfois par esprit de comparaison. Le génie humain se reconnaît, c’est un fait, à l’emploi du sens figuré. Il existe peut-être chez les chiens ou chez les castors mais la chose n’est pas étayée. Nous avons donc le don du double usage et, lorsque nous désignons un visage « solaire », c’est bien pour dire qu’il nous illumine, de la même façon qu’un être lunaire suggère un être perché.

L’éclipse n’y a pas échappé. Elle désigne aussi l’absence, le plus souvent fugitive au moins temporaire. S’éclipser d’une soirée est une façon de s’en soustraire, sauf que l’on réapparaît rarement comme le fait le soleil après l’entracte lunaire. Il y a des éclipsés qui ont tendance à s’éterniser et il n’est pas rare qu’à la fin on les pleure.

La grande chanteuse Barbara, s’inquiétait justement dans un de ses meilleurs textes, de quelqu’un qui était parti trop longtemps sans donner de nouvelles. Mais que faute de message, elle pourrait bien aller se « réchauffer à un autre soleil », n’étant pas de celles qui « meurent de chagrin ». C’est une façon comme autre d’affronter un départ.

PHB

Photo: ©PHB
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4 réponses à Crème solaire

  1. anne chantal dit :

    Merci à vous pour cette chronique douce amère, et saluons aussi le soleil de Munch, qui darde ses rayons dans un « cosmosmagique…. »

  2. Guazzetti dit :

    Très bel article !
    Merci.

  3. jmc dit :

    Le soleil doit s’éteindre dans quelque 5 milliards d’années, assure la physique. Cela laisse la place à quelques éclipses, partielles et même totales, et à pas mal de crème solaire, oui.
    « Mourir avec le soleil », seule ambition, comme disait Philippe Soupault.

  4. Gilles Bridier dit :

    Pierrot sourit à cette lune discrète qui s’éclipse une fois passée devant son projecteur. Et repart avec ce joli texte.

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