Les écrivains et les poètes sont sans doute des espèces un peu dérangées. Lorsque Colette se rend sur le front, au mois de décembre 1914, elle écrit à son amie Annie de Pène: « Quelle belle canonnade Annie! C’est magnifique. La maison tremble, les vitres tintent, on a un gong dans l’estomac et un tam-tam dans les oreilles ». Apollinaire aussi, dans les moments creux de sa présence là-bas, avait tiré du conflit monstrueux toute une littérature, toute une poésie. Que n’a-t-il pas été brocardé par la suite pour avoir trouvé la guerre « jolie, avec ses longs loisirs » alors que, comme on dit de nos jours, la parole avait été sortie de son contexte, détourée par des doigts malveillants. On n’était quand même pas obligé de pleurer là-bas en permanence, de pomper l’air bruyamment avec des exhalaisons d’angoisse à blanchir la nuit. Il fallait survivre et garder le moral, dans cet affreux mélange de chairs et de sang, tel un amalgame de fin tripier. Colette ne se battait pas bien sûr, elle était partie in situ pour se rapprocher de son mari mobilisé, Henri de Jouvenel. Bientôt, avec la suivante, elle aurait vécu deux guerres, ce qui fait quand même un compte substantiel dans une vie.
Il faut lire à ce sujet, l’ex-petite provinciale qu’était Colette. Comment faisait elle en effet, afin de rester gaie. Notamment lorsqu’elle écrit à sa « petite Annie » ou son « Annie d’enfance », en jouant quelque peu sur les mots. Depuis Verdun, dans une lettre débutant par « Madame et Remadame », elle lui confirme la bonne réception d’un panier de truffes dont elle a farci le piano « parce qu’il y fait frais ». Tout en lui décrivant « le feu rose », au moment où le canon lance au loin ses projectiles.
Mais on le devine, chez Colette et pour être plus précis au plus profond de son corps, l’estomac d’icelle est relié par un tuyau spécial au cerveau afin de le fournir en carburant. Pas de kérosène non, mais du beurre et du boudin, qu’elle réclame avec énergie à Annie. C’est un ébéniste, bizarrement, qui fabrique les deux. Une note de l’auteur (Francine Dugast) sur cette correspondance, précise qu’il n’était pas étonnant à cette époque que l’on constatât un brouillage généralisé des métiers, que le tapissier pouvait ainsi fabriquer du beurre et que le marchand de pianos était susceptible de livrer des sardines.
Quand le beurre qu’elle reçoit n’est pas bon, Colette se plaint, en ajoutant que si les soldats doivent en manger sorti de la même baratte, ils devront se saouler afin d’en faire passer le goût. De quoi pester les jours où « il pleut comme un zèbre ». Elle y tenait, à cette Annie de Pène, auteur d’un roman et de deux anthologies, laquelle vint aussi sur le front réaliser quelques reportages. Comme Apollinaire, elle fut cueillie à froid par la grippe espagnole en 1918. Car la mort avec son manteau, sa grande faux et même sa sulfateuse, était alors omniprésente. Et elle achevait sans sourciller les blessés revenus du front.
Garder le sourire et l’appétit, alors que pas loin les soldats se font déchiqueter par les obus ennemis, est une attitude étonnante. Imaginerait-on aujourd’hui l’envoyé spécial d’une chaîne de télévision, lâcher une blague en direct ou faire des commentaires esthétisants sur les lumières d’une bombe au phosphore, ou concernant les clignotants d’un drone en plein effet d’artifice, avec en arrière-plan sonore le bruit des ambulances? Un journaliste qui profiterait des pauses pour réclamer un panier de sushis? Sauf à chercher le licenciement pour convenances personnelles, l’hypothèse est, on en conviendra, hautement fantaisiste.
Et ne parlons pas de poésie, comme celle d’Apollinaire rédigeant environné du feu adverse: « Je t’écris de dessous la tente/Tandis que meurt ce jour d’été/Où floraison éblouissante/Dans le ciel à peine bleuté/Une canonnade éclatante/Se fane avant d’avoir été. »
Alors oui, heureusement que les professionnels du porte-plume et du calame en bambou, pouvaient encore s’affranchir du politiquement correct. Comme il n’est pas rare de nos jours qu’on les jette en prison, il est bien bon de les relire.
PHB
Merci pour cette chronique nourrissante et subversive, cher Philippe.
Merci aussi de citer mon livre, mais le titre exact est : Guillaume Apollinaire, Poèmes en guerre (2018).