Le lointain sens de la table

On nous raconte qu’en accostant du côté de Marseille, avec leurs bateaux chargés d’amphores emplies de vin et en poussant même jusqu’à Lattes (Hérault), les Étrusques nous ont amené le sens du banquet et aussi celui de « faire société » autour d’une activité. D’après ce que l’on a pu retrouver dans les tombes ou les métropoles émergées, ils pensaient que dans l’Hadès (l’au-delà), une partie non négligeable de la journée était consacrée à fêter cette deuxième existence, à festoyer autour d’une table. Les fouilles opérées de part et d’autre de la mer Tyrrhénienne, c’est-à-dire entre l’Italie, la Corse et la Sardaigne, laissent entendre qu’ils avaient le sens de la célébration, du moins pour les plus aisés, ceux qui avaient la possibilité de laisser des traces, y compris ad patres. Certaines tombes, certains hypogées étaient même la copie de leur maison de surface ce qui a permis aux archéologues d’avoir une bonne idée de cette civilisation qui vécut dans la prospérité (de l’exploitation de la vigne ou de la mine) du 9e au 1er siècle avant Jésus-Christ, jusqu’à ce que la société romaine notamment, les écrase ou les assimile. Un documentaire visible sur Arte jusqu’au 21 avril, nous captive facilement sur ce sujet, durant 90 minutes.

En revanche les Étrusques n’ont guère laissé de mémoires écrits et cela peut se comprendre vu l’époque reculée, sauf quelques inscriptions sur les murs, comme quoi les graffitis peuvent avoir du sens, il suffit de les laisser se bonifier. Et de ces quelques inscriptions pariétales ou des noms sur un vase, il ressort un truc incroyable qui surprendra tous ceux qui n’ont pas étudié les civilisations antiques. En effet, lorsque les Étrusques se sont dit que l’écriture pouvait avoir du sens, ils n’ont pas réfléchi des heures afin d’avoir la leur, comme celle des peuples qu’ils croisaient déjà. Ils ont pris l’écriture grecque et ils l’ont inversé, comme avec un miroir. On peut se dire ainsi que si les Grecs avaient compris le système, qu’avec une matière réfléchissante quelconque, ils pouvaient traduire leurs voisins à peu de frais. Et inversement.

Ce documentaire ensoleillé nous fait voir ces groupes d’archéologues qui, de la pelleteuse au pinceau, grattent le sol d’Almeria en Corse à Cerveteri ou Orvieto en Italie, dans cette région que l’on appelait Étrurie. Le film débute avec le site de Lamajone, à Aléria. Là où une équipe d’archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, a mis au jour, en 2018, 130 tombes romaines. Mais l’année suivante, ils découvrirent au milieu de la nécropole, une sépulture très différente des autres et que l’on désigne par hypogée pour signifier la profondeur. Et là surprise, l’endroit contenait les restes d’un personnage étrusque, situé en haut de la pyramide sociale. L’inhumation s’était déroulée 2500 ans auparavant. Il faut voir les doigts habiles de la femme archéologue ôter progressivement la terre autour du squelette. Comment elle dégage la matière d’une main, et comment aussi apparaît un anneau de bronze puis une bague en or autour des phalanges, depuis si longtemps figées. L’émotion de la découverte est communicative et passe facilement l’écran du téléviseur ou celui de l’ordinateur.

Alors on ne peut s’empêcher, c’est humain, d’avoir au même titre que la fascination, une vague sensation de profanation. Par exemple lorsque cette archéologue détache la tête du squelette puis l’insère dans un sac plastique numéroté qui ira rejoindre un musée, peut-être celui d’Alméria justement, réputé pour ses trésors étrusques. Nous ne serons jamais tranquilles nulle part même si l’on se dit que deux millénaires plus tard il y a prescription et que le respect des morts n’est pas atteint, si le squelette s’en va prospérer à l’abri d’un musée avec une hygrométrie à la stabilité garantie.

Et dans deux mille cinq cents ans alors, lorsque des archéologues mettront au jour les restes d’une grande surface commerciale comme celles que nous fréquentons aujourd’hui et qu’ils s’interrogeront par exemple sur le mot « promo », supputant un lien hellénique. Et qu’ils découvriront le squelette du dernier visiteur immobilisé, flashé à mort par l’éclair nucléaire alors que sa main hésitait entre deux paquets de petits gâteaux. Malheureusement on ne peut pas présumer de l’avenir, même si grâce aux Étrusques, nous disposons quand même d’un aperçu de l’au-delà, soit l’espace des ingestions et digestions sans fin avec des séraphins comme personnel de salle.

PHB

« Les Étrusques-Une civilisation mystérieuse de Méditerranée », Documentaire d’Alexis de Favitski (France, 2022, 1h30mn), jusqu’au 21 avril sur Arte
Images: © Galaxie – Alexis De Favistki (1) Détail de la sculpture du Sarcophage des époux, (2) Détail de la fresque qui se trouve dans la « Tombe des Léopards » à Tarquinia
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