À force de courbettes

Daniel Kehlmann s’est fait connaître mondialement en 2005 comme l’enfant prodige des lettres allemandes en publiant à trente ans « Les arpenteurs du monde », biographies mêlées de deux savants allemands, celles du naturaliste Alexander von Humboldt et du mathématicien Carl Friedrich Gauss. Le jeune écrivain austro-allemand avait trouvé son filon, renouvelant le roman dit historique en demeurant à la fois très fidèle aux vies des personnages et intensément personnel. Après plusieurs autres expériences similaires, il récidive aujourd’hui en publiant « Jeux de lumière », ou le destin de Georg Wilhem Pabst, mêlant la réalité aux rêves, le réalisme au fantastique, la satire à l’horreur des situations. Mais pourquoi Pabst ? Parce qu’il est le découvreur à la fois des légendaires Greta Garbo et Louise Brooks ? Parce qu’il est, avec Fritz Lang et F.W. Murnau, l’un des trois fondateurs du cinéma allemand, les grands maîtres de cet art total que fut le muet ? Parce que comme toute la bande des réfugiés du Reich, juifs ou ayant une femme juive, il chercha lui aussi le salut en s’embarquant pour Hollywood ? De Lubitsch à Billy Wilder, de Robert Siodmak à Otto Preminger ou Fritz Lang, de Fred Zinnemann à Douglas Sirk, ils sont tous là, même si Sirk ne se joint pas à la bande d’immigrés, qui ne lui plaît pas (voir mon article du 10 mars 2023).

Après avoir vu « Le dernier des hommes », tourné en 1924 après « Nosferatu », William Fox invite F.W. Murnau, qui dès son arrivée, entreprend le tournage de « Sunrise » (« L’aurore »), dont Truffaut aurait dit « C’est le plus beau film du monde ». Mais Murnau va périr dans un accident de voiture en 1931. Fuyant le nazisme, Fritz Lang, arrivé en 1934, auréolé de ses « Mabuse » (1922 et 1932) et de « Metropolis » (1926), va très bien s’intégrer, comme les autres.

Celui qui ne s’intègre pas est justement G.W. Pabst, et dès le début, on nous le montre en proie au désespoir, mal sans sa peau, suant sous le soleil: « Aucun souffle de vent, les palmiers comme figés autour de la piscine. Pabst avait l’impression d’être entré dans une image colorisée. » Son anglais est très mauvais, il ne comprend rien à ce que raconte ce type dans sa chaise longue. Arrive un certain Bob, présentations: « Will Pabst. Le plus grand réalisateur d’Europe ! ».  « Great ! Fantastic ! » s’écrient à tour de rôle Bob et Jake. Pabst ne veut pas tourner leur film débile, « A Modern Hero », il a une autre idée. « Great ! Wonderful ! », répètent les deux types de la Warner sans l’écouter.

La satire est violente et un peu facile, mais nous en restons le souffle coupé. « Le plus grand réalisateur d’’Europe » ne va pas avoir plus de succès auprès de ses deux découvertes légendaires. « Greta » fait attendre trois quarts d’heure, comme tout le monde, celui qu’elle appelle « Mon pape ! ». Et quand il lui propose son idée de film, elle répond aussitôt « Ce n’est pas un film pour moi ! ». Il essaie de la convaincre, mais elle répète: « C’est un film pour un ensemble, ce n’est pas un film pour moi… ». Elle s’impatiente, il s’en va doucement après lui avoir fait un baisemain. Louise Brooks, elle, fait attendre son « mister Pabst » soixante-dix minutes dans le restaurant où ils se retrouvent. Mais elle n’est pas en meilleure position que lui à Hollywood: « Tout le monde veut coucher avec moi, personne ne me donne de rôles ! ».

Il faut qu’il tourne, rien d’autre ne l’intéresse vraiment, même Trude, sa très belle femme scénariste. Il reçoit une proposition de France, alors retour en Europe par bateau, en première, à trois avec leur fils Jakob (ce dernier est une invention de l’auteur). Un steward tend deux télégrammes à Trude. L’un est un appel au secours de la mère de son mari: « Viens tout de suite ! ». Après le tournage, décident-ils, ils feront vite fait leurs adieux à la vieille dame en Autriche, et repartiront aussitôt aux States via la Suisse ou Marseille. Pas de chance. La guerre est déclarée.

Le piège va se refermer. La rencontre avec Goebbels « au rire de chèvre » est un morceau d’anthologie. Le bureau est grand comme un hall de gare. Le ministre veut qu’il vienne à Canossa, qu’il confesse ses erreurs de « Pabst le Rouge ». Pabst pense s’en tirer en protestant qu’il ne veut plus tourner. Il finit par bredouiller machinalement: « Je veux contribuer à l’édification… de l’Allemagne. » Quand il se lève pour sortir, la porte recule indéfiniment.

Sur le tournage de « Molander », en pleine insurrection tchécoslovaque, un acteur lui glisse: « On fait des milliers de courbettes, mais on ne meurt qu’une fois. » Le récit des bobines perdues de « Molander » est brillant. La déconfiture du « plus grand réalisateur d’Europe » sera cauchemardesque.

Lise Bloch-Morhange

 

« Jeux de lumière » 416 pages 23,50 euros
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Une réponse à À force de courbettes

  1. Isa Mercure dit :

    Lise a le don de trouver des pépites ! Je vais acheter ce livre.

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