L’art mis en bière

Ce qui relie différentes affaires d’art et de littérature, c’est en l’occurrence un triangle rouge. Celui caractérisant une bière existant depuis le 18e siècle en Angleterre,  à Burton-on-Trent (ou upon Trent), la Bass. Elle apparaît une première fois dans une célébrissime toile que Manet a peinte en 1822, « Un bar aux Folies-Bergère ». Il y a la serveuse bien sûr, celle qui focalise le regard, mais, sur la gauche et sur la droite, on discerne deux bouteilles estampillées d’un triangle écarlate. On la repère une seconde fois dans une œuvre de Georges Braque intitulée « Pal (Bouteille de Bass et verre sur une table) ». Le triangle a été omis, mais, vu qu’il s’agit d’une composition cubiste, on peut le voir ou le deviner partout. De même, comme le raconte André Salmon dans ses souvenirs littéralement sans fin, cette bière apparut également dans une revue qu’il avait fondée avec Apollinaire, le baron Mollet et Nicolas Deniker: Le Festin d’Ésope. Apollinaire avait pour l’occasion déniché un annonceur que l’on devine, avec le slogan publicitaire suivant: « Bière Burton, inventée par Lord Burton, sincère ami de S.M. Edouard VII ».

Ajoutons enfin que l’on pouvait la déguster à pleines bulles dans le bar Austin’s Railway, un restaurant près de Saint-Lazare (1). Et il y eut même un courrier de Picasso s’inquiétant  de savoir si la bière y était toujours aussi bonne. Ce qui fait déjà beaucoup, on en conviendra, autour d’une simple boisson au goût de malt et à la couleur d’ambre. Elle a eu son rôle dans le milieu du cubisme et de l’art moderne, y circulant comme un torrent rafraîchissant.

Pour ceux qui ne consomment pas de bière, le bock est le récipient et le sous-bock une sorte de buvard rigide destiné à éponger les débords de mousse. Il est presque toujours à vocation publicitaire. L’un que nous avons acheté, évoque la french touch dans la préparation (« le coup de feu ») et l’autre, détecté ailleurs, affichait sur son verso dans un texte ici succinctement traduit de l’anglais: « Depuis 224 ans, la Bass Ale est appréciée par les poètes, les artistes, les explorateurs et les fous. D’Edgar Allan Poe à sir Ernest Schakleton, de Napoléon à Buffalo Bill, et d’Edgar (sic) Manet à Rudyard Kipling. » Avant d’inviter le buveur à se renseigner davantage afin qu’il ne confonde pas une Bass avec un simple rince-gosier.

La bière Bass a été ingurgitée par un nombre de personnalités signifiant. Cela donnerait presque envie de se rendre à Staffordshire, là où le Trent, l’un des plus importants fleuves d’Angleterre, prend sa source. Il fait près de trois cents kilomètres de long et traverse donc la ville de Burton là où se trouvait en 1877, celle que l’on présentait comme la première brasserie mondiale. Des cartes postales anciennes ont témoigné de l’ampleur du site. Si Apollinaire désignait Lord Burton comme l’inventeur de cette boisson, toutes les informations actuelles concordent en tout cas sur un point: la fondation de la brasserie revient à un certain William Bass.

La bière convient à ceux qui ont le temps. On se souviendra que dans « Bel-Ami, » le roman de Maupassant (1850-1893), Georges Duroy commande dès le début du récit une pinte en terrasse. D’abord parce qu’il a chaud, ensuite parce qu’il est fauché et enfin parce que le volume d’une pression, par rapport aux vins ou aux alcools, permet de mieux justifier un temps long assis au bistrot, sans courroucer le taulier. Futur arriviste sans arrivages, comme aurait dit Dali, le héros de « Bel-Ami » veut se sortir de la pauvreté et réussir en se faisant un nom dans le journalisme et même dans la politique. Il est symptomatique que le grand Maupassant fasse commencer ce parcours social, de la base au succès, par une bière. Il est un de ces écrivains au talent supérieur qui en décrivant un fromage ou une bière, déclenche des envies irrépressibles chez ses lecteurs.

En tout cas, bien des gens en littérature se sont fait accompagner par quelque chose de buvable en guise de muse, qu’il s’agisse de lait, d’absinthe, de pastis mouillé d’encre pour Alfred Jarry, ou de bière. On peut aussi penser à l’écrivain Charles Bukowski (1920-1994) qui utilisait les mots bière, capsule ou décapsuleur, pratiquement à chaque page, en guise de ponctuation. En revanche, trop en ingurgiter n’est pas un gage de longue vie. Mangez donc des fruits et des légumes tous les jours.

PHB

(1) À propos de l’Austin’s Railway Restaurant
N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Anecdotique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *