Un trouvère dans la finance

Sans doute à la Closerie des Lilas où les poètes d’obédiences variées prenaient leurs quartiers en terrasse, André Salmon vit un jour l’écrivain américain Stuart Merrill (1863-1915), consulter Apollinaire dans le cadre d’une opération financière « difficile ». Selon Salmon, le seul parmi eux à avoir compris qu’Apollinaire n’y connaissait rien en finances, était son pair Paul Fort (1872-1960). La scène a de quoi faire sourire lorsque l’on y songe, s’agissant d’un jeune homme qui toute sa vie eut du mal à joindre les deux bouts. Mais Stuart Merrill avait une excuse pour sa méprise, car l’auteur du « Pont Mirabeau », ne vivant pas de sa plume au tout début de sa vie, avait trouvé à s’employer dans une banque. Salmon (1881-1969) se souvenait de lui « une règle à la main, les doigts tachés d’encre rouge », debout et penché sur un pupitre familièrement dénommé « chameau ». Il reste de cette drôle de période, une photographie où l’on voit Apollinaire en costume au milieu de ses collègues, lesquels l’avaient surnommé « Kostro » eu égard à « Kostrowitzky », son vrai patronyme. Dans une revue-souvenir publiée voici un peu plus de 100 ans (ci-dessus), André Salmon racontait comment, suite à un concours de circonstances « Kostro » allait devenir journaliste et même rédacteur en chef.

Les concours de circonstances étant en quelque sorte les tête-à-queue de la vie, l’élément déclencheur fut la faillite de la banque Châteaufort & Poitevin où Apollinaire avait été embauché en 1905, à son retour d’un voyage à Amsterdam. Or il se trouve que dans les caves de l’établissement travaillait un « bandiste », c’est-à-dire quelqu’un qui calligraphiait des prospectus financiers. Un genre ayant de la ressource et qui n’hésita pas, dans les décombres du dépôt de bilan, à affronter des clients mécontents de ne plus trouver trace de leur argent. Il avait suffisamment de bagout pour « en adoucir un grand nombre et s’en attacher plusieurs qui lui confièrent de nouveaux fonds ». Devenu patron, il reprit Kostro qui traînait par là dans l’espoir de se voir régler sa paie. Et le bombarda rédacteur en chef d’une revue qu’il venait de créer, « Le guide du rentier ». La haute finance avait trouvé là son premier trouvère.

Apollinaire prit à la fois les choses au sérieux et à la rigolade, en fondant notamment « L’Harmonie du rentier », une idée plus qu’un journal, consistant à transformer en mirliton des rouleaux de carton. Néanmoins conscient de la précarité de l’existence, il s’appliquait à en faire accroire sur ses qualités de fin conseiller en investissements, alors même que, précise Salmon, il se perdait dans les couloirs de la Bourse toute proche. Le futur enchanteur fut d’abord un illusionniste au point qu’il alla même jusqu’à interviewer le ministre des Finances du roi du Maroc, un dénommé El Mokri. Tout cela n’avait en apparence qu’un aspect assez anecdotique. Mais cette étape (1), l’ayant finalement conduit à un niveau de qualification aussi élevé en matière de poésie et d’art moderne, on ne mégotera pas sur l’aspect insolite du marchepied.

Comme on peut donc le voir en flou sur la photographie où il figure en tant qu’employé de banque, mais aussi d’une façon générale, Apollinaire portait une cravate, contrairement à l’effondrement vestimentaire que traverse actuellement notre époque. Et dans ce numéro spécial paru aux Éditions de l’Esprit Nouveau, fort sobrement titré Apollinaire avec un beau portrait du susdit en couverture signé Picasso, il avait également été imprimé un témoignage de son ami Francis Picabia (1879-1953). Et un soir raconte ce dernier, où Apollinaire était invité chez le romancier Victor Margueritte (1866-1942), pas moyen de mettre la main sur une cravate. Car Apollinaire les avait mises dans une bouteille qu’il se refusait de casser pour les extraire. C’est là qu’il est intéressant d’avoir un ami artiste puisque Picabia lui peignit avec l’habileté qu’il seyait, un « nœud » à même la popeline, avec de l’encre de Chine. Apollinaire en fut ravi. Le tout de cette double histoire, de la finance au costume d’un soir, était lié par un destin au trait illuminé.

PHB

(1) Il sera employé de banque jusqu’en 1908. Une facture à en-tête de la Banque de F. de Châteaufort et G. Poitevin (58 rue de Châteaudun, Paris) à la vente il y a quelque temps, atteste qu’elle existait toujours en 1907 et qu’elle disposait de pas de pas moins de 18 succursales en province.
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2 réponses à Un trouvère dans la finance

  1. jmc dit :

    La banque est décidément propice à la littérature, si l’on songe à Jean Giono, employé au Comptoir d’escompte de Manosque. Ajoutons-y Fernando Pessoa, petit comptable et éditeur du périodique mensuel Revista de Comércio e Contabilidade.
    Il y a certainement une drôle d’étude à mener sur ce qui fait que des écritures comptables naissent l’écriture littéraire, que les ambiances feutrées et mornes des bureaux (pensons encore à Houllebecq) favorisent – par contraste?, par nécessité vitale d’échapper à la déréliction?- la rêverie et la réflexion.

  2. anne chantal dit :

    Vous aussi, Mr Philippe Bonnet, avez un trait illuminé dans l’écriture !!

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