Ce 7 janvier 2015, la confirmation s’inscrivit en sous-titre, sur l’écran de l’info-en-continu: « un peu après 11 heures, avant le déjeuner, Jean Cabut , dit Cabu est mort assassiné…. »
Aussitôt, les survivants des années Pilote prirent le deuil du créateur du Grand Duduche, potache persifleur payant ses insolences d’un nombre joufflu d’heures de colle. Les générations suivantes évoquèrent le complice de Dorothée, aux temps de Récré A2, le dessinateur le plus populaire des cours d’école. Les balles des frères Kouachi, venus « venger le Prophète » leur arrachaient « une part de notre enfance » pensèrent-ils à l’unisson. Le lendemain, les journaux ciselèrent son oraison funèbre: « une silhouette douce, obstinée, poétique et immuable », « toujours de bonne humeur, avenant, persévérant, souriant », un « collégien de 76 ans ». Mais la réalité s’avérait beaucoup plus complexe. Derrière cet angelot en sucre filé sévissait un caricaturiste aussi redoutable que talentueux. « L’agneau de la bande » d’Hara-Kiri, venu s’arsouiller au pays des « bêtes et méchants », avait le trait féroce. Il était né un 13 janvier (1938).
Passéiste incorrigible, ne possédant ni téléphone portable, ni ordinateur, Cabu considérait Internet comme un robinet à conneries. Il n’hésitait pas à attaquer ses cibles là où cela fait mal, à user de stéréotypes. Ainsi, à côté de son adolescent binoclard, il avait créé son antithèse, le Beauf, incarnation du tribun de bistrot, ancien combattant, chasseur du dimanche, amateur de viande rouge, alcoolo-tabagique, macho chronique et probablement baptisé catholique. L’odieux personnage l’avait fait épingler par Bourdieu « raciste de classe ». Il lui avait donné un fils, aussi consternant, arborant le catogan de Karl Lagerfeld, la barbe de Gainsbarre, bling-bling à souhait et travaillant dans la comm’.
De son service militaire en Algérie, 27 mois au 3e Zouaves, il était revenu antimilitariste invétéré et pacifiste militant. Il en avait rapporté l’idée de deux futures icônes, l’adjudant Kronenbourg, inspiré par un sous-officier pris de boisson dès 10 heures du matin, et la fille du proviseur, souvenir de celle du colonel, baladant sa grâce juvénile sous les yeux des bidasses en manque. Elle connaîtra dans son œuvre une déclinaison, d’abord Isabelle, l’amour impossible de Duduche, puis, plus espiègle, Catherine, pensionnaire chez les sœurs, devenant Catherine-saute-au-paf, en découvrant la libération de la femme.
Faisant sien le principe « sans technique, un don n’est rien qu’une sale manie », Cabu était passé par l’école Estienne, et avait travaillé le nu artistique à l’académie Jullian. Résultats, il attrapait une silhouette en un rien de temps et dessinait les pieds et les mains aussi bien qu’Albert Dubout, son inspirateur.
Dès lors, il crayonnera sans limites et un peu partout, jusque sur des verres à moutarde. Il y en aura pour tout le monde, clergés divers, militaires, footballeurs et supporters, trisomiques et handicapés, politiques et show bizz, voire même l’abbé Pierre et Johnny Hallyday, du temps où ils étaient monuments nationaux. Pire, il dessinera des femmes à poil, des bites et des culs. Il pratiquera le blasphème avec allégresse, considérant que si l’on peut rire de Jésus, Abraham et Vishnou, pourquoi faire exception pour Mahomet ?
Ses dons ne lui feront pas que des amis. Marcel Dassault le virera de Jours de France, jugeant ses « dessins noirs et trop tristes » pour sa revue. Aimant l’humour, sauf à son encontre, Jacques Martin demandera sa tête à la direction d’Antenne 2 (1). Il accumulera les citations en justice: par la Présidence de la République à cause d’un album intitulé « Les aventures de Madame Pompidou », l’Armée française pour injures, certaines associations cultuelles, Jean Marie Le Pen, parce qu’il le représentait bras tendu avec un brassard et une chemise brune. Ce palmarès était le prix de sa liberté. Bref, le mauvais sujet type…
Mauvais sujet à qui, un an plus tard, le président Hollande cloquera la Légion d’Honneur, ainsi qu’à ses compagnons d’infortune. Au risque de le faire éjecter, à titre posthume, du Canard Enchaîné. L’hebdomadaire satirique paraissant le mercredi, depuis sa création en 1915, impose à ses collaborateurs de refuser toute distinction officielle, sous peine d’éviction. Toutefois, constatant que si le récipiendaire n’était plus en état de refuser la décoration, toute son œuvre la rejetait, la rédaction a bien voulu faire une exception. Les petits Mickeys de Cabu demeurent en bonne place dans le journal. En hommage.
Allergique à bien des choses, et notamment aux slogans, degré zéro de la pensée critique, Cabu n’aurait probablement pas épinglé sur son vieux pull le badge « je suis Charlie ».
Jean-Paul Demarez
Bel hommage merci
Ceux qui ont dit alors « je suis Charlie »
Y voyaient aussi, dans le chagrin, un hommage
« Je suis Charlie », simplement un « slogan »?… comment dire… Cabu était un résistant, Charlie résiste. Audacieux, de faire parler les morts…
Il est né (pas « il était », anglicisme détestable) ; ça reste vrai (et c’est tout ce qui lui reste : il est né & il est mort) / FML