Heureux ceux qui ne connaissent rien au lied et qui vont découvrir le dernier disque du ténor allemand Julian Prégardien ! Vingt ans que Julian y pensait, à celui-là, à cette « Belle meunière » (« Die schöne Müllerin ») composée par Schubert vers vingt-six ans. Une apogée et une révolution musicale que ces vingt poèmes de Wilhelm Müller exaltant la nature, s’enchaînant en une histoire hautement passionnée, en contrepoint parfait avec le piano, un opéra en miniature, en quelque sorte. Schubert renouvellera l’expérience quatre ans plus tard, un an avant sa mort, avec « Le voyage d’hiver » (« Winterreise ») du même poète. Si la tonalité des deux cycles se révèle très différente, ils sont devenus un Graal, un passage obligé, pour les grands ténors allemands tels Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Schreier, Fritz Wunderlich, Christoph Prégardien (le papa de Julian). Ou encore pour notre beau Jonas Kaufmann, qui un an après avoir été révélé en 2010 sur la scène de l’Opéra Bastille dans un inoubliable « Werther » de Massenet, décida d’enregistrer « La belle meunière » parce qu’il venait d’avoir précisément quarante ans. Et il estimait que pour chanter ce cycle écrit pour un ténor, il fallait avoir « une voix jeune – et une âme jeune ».
Pas de problème pour Julian Prégardien: au même âge que Jonas, lui aussi possède « une voix et une âme jeunes », mais cette « Belle meunière » représente pour lui bien plus qu’un simple passage obligé. Son interprétation signe une évolution quasi unique dans l’histoire du chant. À quarante ans, il pense avoir trouvé non seulement sa voix bien sûr, une voix de ténor chaude et solaire aux aigus faciles, mais une voie bien à lui. Avec cette voix là et sa belle tête romantique aux yeux bleus lumineux, il est bien sûr le type du chanteur mozartien genre le prince Tamino (« La flûte enchantée ») ou le tendre Don Ottavio (« Don Giovanni »), et il est très demandé dans ces rôles. Ce sont quasiment les seuls opéras qu’il possède aujourd’hui à son répertoire, ce qui est très étonnant: après s’être formé dans diverses chorales comme tout bon petit allemand né dans une famille où tout le monde faisait de la musique, n’avait-il pas rejoint la troupe de l’Opéra de Francfort en 2003, pour suivre la voie classique, la voie royale: les grands rôles de ténor mozartiens, puis ceux de Bellini ou Rossini, puis la voix s’épanouissant, ceux de Verdi et Puccini.
Or il y a une quinzaine d’années, Julian arrête tout, et se met sur pause. Il s’interroge, se remémore… revit ces moments de son enfance qui l’ont marqué pour toujours. Il cherche, expérimente. Il interprète au disque en 2016, de façon quasi expérimentale, « Un voyage d’hiver » halluciné revu par le compositeur contemporain Hans Zeder, puis deux ans plus tard, des « Dichterliebe » de Schumann plus consensuels, en compagnie du pianiste français Eric le Sage. Que veut-il vraiment ? Une carrière autour de son nom qui lui tend les bras ? Ou prendre plutôt des chemins de traverse ?
La réponse est peut-être à chercher du côté de ces récitals qu’il entreprend en 2023 avec son papa Christoph Prégardien, le ténor aux cent-cinquante albums, illustre interprète du répertoire allemand. Au Théâtre des Champs-Élysées, le 9 février, ils s’affichent dans un programme « Père et fils » autour de Beethoven et Schubert (voir mon article du 16 février 2023). On assiste médusés à cette chose rarissime, peut-être unique: un père et un fils se passant le flambeau musical au plus haut niveau lors d’une écoute et d’un partage pleins de tendresse.
Julian le vérifie de plus en plus : ce qui compte pour lui n’est pas d’avoir son nom en haut de l’affiche, mais de trouver des partenaires pour expérimenter et désacraliser le classique (lied ne veut-il pas dire tout simplement chant en allemand ?). Il se délecte à chanter « La belle meunière » à Vienne dans dix lieux différents avec des partenaires variés. Dans la maison natale de Schubert, il s’amuse à proposer un concert gratuit, où le public choisit quel lied il veut entendre. Car le fils de l’illustre Christoph s’oppose à l’idée que les lieder seraient réservés à une élite (comme on le dit de l’opéra) et son disque de « La belle meunière » en est une illustration diabolique.
Pas besoin de connaitre le lied, l’allemand, les poèmes de Müller, ou même l’histoire de ce jeune homme voyageant le long d’un ruisseau et tombant amoureux de la fille d’un meunier. Écoutons seulement Prégardien fils, écoutons cette palette de sonorités et d’émotions, cette liberté d’interprétation jamais encore entendues dans des lieder, en osmose avec le pianoforte du magnifique Kristian Bezuidenhout. Julian a tout simplement ouvert une troisième voie, à cheval sur le lied, la mélodie populaire, et l’opéra.
Lise Bloch-Morhange
Merci pour ce bel article. Les cycles de Lieder de Schubert sont d’admirables chefs d’oeuvre. Mais une remarque : Dietrich Fischer-Dieskau n’était pas un ténor mais, me semble-t-il, un baryton. Il a enregistré, entre autres, une mémorable intégrale des Lieder de Schubert.