On a bien reconnu la vagabonde qui ne se cachait guère

Sachant que « La vagabonde » est un roman de Colette largement autobiographique, le lecteur l’aimant ne peut que s’alarmer en lisant qu’un « homme emporté ne bat pas  si bien » et que celui-ci ne (la) frappait, « de loin en loin, que pour renforcer son prestige ». Sauf erreur, la longue et instructive préface de Nicole Ferrier-Caverivière, ne nous éclaire pas sur ce point. Mais compte tenu d’une actualité tenace sur les violences conjugales, on ne peut que s’interroger sur les rapports réels de Colette avec son vrai mari Willy. Un homme qui sut cueillir la jeune provinciale à temps. Si elle était bien au fait des choses de la campagne, elle l’était beaucoup moins des affaires de la ville. Grand séducteur et grand manipulateur, Henry Gauthier-Villars, trouva chez Colette une matière idéalement malléable. Cependant, il contribua indéniablement à la carrière de sa jeune épouse, tout en la trompant ardemment sur à peu près tous les plans. C’est là que Colette embrouille un peu l’histoire avec ce roman écrit depuis le Crotoy (Baie de Somme) et ayant paru par tranche dans le périodique La vie parisienne. Elle trouva en 1909 dans l’écriture, via son héroïne Renée, le moyen de jouer avec la vérité, les semblances et les ressemblances.

Dans la vie réelle, ce fut bien lui qui la quitta et même la congédia. Tandis que Renée, exaspérée d’être priée d’aller faire un tour afin de laisser son mari profiter de la chambre conjugale et d’en profiter avec une autre, décida de ne plus revenir de la promenade. C’est en ce sens que l’histoire de la vagabonde diverge de la réalité mais la cause est thérapeutique, on l’aura bien compris. Devenue comédienne, elle plaqua son mari avec son stylo-plume un peu comme le passant enclenche une bataille victorieuse en rêve avec la personne qui l’avait agressée quelques minutes plus tôt.

« La vagabonde » se lit sans efforts car et comme toujours, la fluidité de l’écriture de Colette fait que l’on file comme le vent sans être gêné par un quelconque écueil. Le seul reproche que l’on pourrait faire à cet ouvrage est d’être grevé de trop nombreux dialogues, vu que le langage parlé est souvent moins bon, disons moins riche, que l’écriture muette. Bien sûr il y a Racine et ses tirades magnifiques mais Colette n’est pas portée sur l’alexandrin et « ses douze majestueux battements », écrira-t-elle par ailleurs. Et puis cette profusion de dialogues à la tonalité ordinaire a dû bien l’aider quand il s’est agi de porter cette histoire au cinéma ou au théâtre. Mais c’est ailleurs que l’on attend, dans le champ descriptif,  les coups de génie de Colette, par exemple lorsqu’elle évoque un camélia saignant sur un chapeau. Ce genre d’aubaine littéraire qui fit à raison sa notoriété de grand écrivain.

Dans les habits de Renée, nous sommes amenés à découvrir la vie de Colette l’actrice sur les scènes parisiennes et de province, son regard aiguisé portant à merveille sur les coulisses, les acteurs et les spectateurs. Tout y est à peine déguisé et il faut, encore une fois, bien lire la préface afin de reconnaître qui est qui, telle cette Jadin étant dans la vraie vie l’actrice Fréhel: « Elle chante en cousette et en goualeuse des rues, sans penser qu’on peut chanter autrement. Elle force ingénument son contralto râpeux et prenant, qui va si bien à sa jeune figure d’apache rose et boudeuse. »

Et puis Renée finit par tomber amoureuse malgré une attitude peu engageante et même « rétractile ». C’est la seconde partie du livre qui en compte trois. Renée cède mais non sans avoir chapitré le prétendant, à titre d’avertissement, sur la « domesticité conjugale ».  Elle lui signifie que le mariage c’est pour l’épouse, le fait de « trembler que la côtelette de Monsieur soit trop cuite, l’eau de Vittel pas assez froide, la chemise mal empesée, le faux col mou, le bain brûlant… » Elle fait comprendre à son amoureux tout à la fois transi et impassible sous sa fine moustache, qu’elle ne tient pas plus que cela à tenir « le rôle épuisant d’intermédiaire-tampon entre la mauvaise humeur de Monsieur, l’avarice de Monsieur, la gourmandise, la paresse de Monsieur(…) » Colette règle à l’évidence ses comptes derrière un paravent, si transparent qu’il n’a pas longtemps trompé sa mère Sido.

On comprend mieux le plaisir salvateur qu’elle éprouve en tournée avec son spectacle de mime. « On change de music-hall, de loge, d’hôtel, de chambre, écrit-elle ainsi, avec une indifférence de soldats en manœuvre. » Elle profite de cet éloignement pour donner à son tour, congé à l’amant du moment, tâchant d’adoucir la décision par ces mots: « Tu m’aurais consumée en vain, toi de qui le regard, les lèvres, les longues caresses, le silence émouvant guérissaient, pour un peu de temps, une détresse dont tu n’es pas coupable… »

Cette lettre figure dans la troisième partie, quelques pages à peine avant la fin. Mais le lecteur, contrairement à l’amant, a cet insigne avantage de pouvoir tout recommencer en ne gardant que les bons passages.

PHB

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