Signe des temps nouveaux, Arte a diffusé le 27 novembre dernier, à 20h55, en prime time, le film de Chantal Akerman « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles ». Deux ans plus tôt, en 2022, le film franco-belge de trois heures quinze minutes a été élu « meilleur film de tous les temps » dans le classement décennal établi par la très respectée revue de cinéma anglaise Sight and Sound, éditée par le British Film Institute. Quelque mille six cents critiques et spécialistes de tous horizons ont donc délogé « Sueurs froides » ou « Citizen Kane » du podium, pour les remplacer pour la première fois par un film tourné par une cinéaste. On imagine la réaction de Chantal, l’intelligence et l’humour même, face à cette remontée en pleine gloire de son film phare. Si certains cinéphiles avaient encensé son film à sa sortie, en 1975, tel Le Monde saluant le « Premier chef d’œuvre au féminin de l’Histoire du cinéma », beaucoup s’étaient moqué de ce « pensum » où l’on voyait Delphine Seyrig en blouse de ménagère éplucher des pommes de terre pendant trois heures.
On ne saura pas ce que pense Chantal Akerman de sa gloire soudaine: elle s’est suicidée en 2015 à Paris, un an après la mort de sa mère rescapée de la Shoah, centre de sa vie et de son œuvre. Née en 1950 dans la banlieue bruxelloise, la cinéaste a raconté avoir éprouvé un coup de foudre pour « Pierrot le fou », le manifeste de la Nouvelle Vague signé Jean-Luc Godard en 1965. En parfaite autodidacte, elle réalise trois ans plus tard, à dix-huit ans, son premier court métrage, le détonnant « Saute ma ville ». Une échappée new-yorkaise lui permettra ensuite de s’imprégner du cinéma expérimental américain, puis retour à Paris. Elle confiera que “Jeanne Dielman” lui est apparu en un éclair, une nuit où elle se retournait dans son lit. Ce film « apparu en un éclair » à son autrice est une expérience en direct sur le temps qui s’étire sur plus de trois heures. Reçu à sa sortie comme un manifeste féministe mettant en scène la très glamour Delphine Seyrig en ménagère très petite bourgeoise, il apparaît aujourd’hui bien plus qu’un simple manifeste.
Cette expérience unique sur le temps et sur l’enfermement se déroule sur trois journées d’une femme encore jeune, veuve et mère d’un lycéen, filmée en plans séquences dans son appartement, allant de la cuisine au salon, du salon à la cuisine ou à sa chambre, dans un va et vient obssessionnel. Quelques échappées dehors lui servent à faire les courses. Globalement, sa journée se passe à préparer le dîner jusqu’au moment où son fils adolescent rentre de ses cours. Dans le silence des lieux, seuls résonnent les bruits les plus banals, chaussures sur le carrelage ou le parquet, bruit de la flamme de la cuisinière à gaz, bruit des couverts et des assiettes sur la table du salon, absolument comme chez Tati. Une absence de musique révolutionnaire. Tout comme les plans fixes créant un suspense qui au fil des minutes, devient de plus en plus oppressant. Mais on peut compter sur la malice de Chantal pour glisser ici et là des touches qui nous ravissent ou nous surprennent violemment. À commencer par le décor petit bourgeois, illustrant l’essence même du conformisme: la cuisine au carrelage avec ses petits voilages et ses petits rideaux vert et blanc, le salon avec sa vitrine aux objets de collection, plat, statuettes, etc., le papier peint de chaque pièce d’une tristesse affligeante.
Mais voilà que dès le début, au bout d’une minute 56 secondes, on sonne à la porte. Delphine enlève sa blouse, et prend le manteau et le chapeau de l’homme. Juste un « Bonjour! » et ils se dirigent vers sa chambre. Bruit de la porte qui s’ouvre et se ferme. Plus tard, la femme passe dix minutes à se laver dans la baignoire.
Peu après arrive le fils, il s’assied à la table du salon, elle sert deux assiettes de soupe, puis le plat principal. Ils mangent dans un parfait silence. Le repas terminé, assis à la table du salon, il récite “L’ennemi” par Charles Baudelaire, roulant les r avec un abominable accent belge (Chantal s’amuse-t-elle?). Quand il se mettra au lit, il demandera ex abrupto à sa mère comment elle a rencontré son « pèrrrre », et lui demandera « Tu avais envie de fairrre l’amourrr avec lui? ». Nous sommes partagés entre l’ahurissement et le rire. Les deux autres journées dérouleront leur implacable rituel, les plans fixes se succédant telle une série infinie de tableaux à la Vermeer. On l’a senti dès le début, cela finira mal. À la toute fin, au bout de trois heures quinze, on aura vécu une expérience unique, celle d’une œuvre d’art total.
Lise Bloch-Morhange
Arte.tv, six films de Chantal Akerman dont “Jeanne Dielman”, jusqu’au 26 avril 2025
Musée du Jeu de Paume, Rétrospective « Chantal Akerman Travelling », jusqu’au 19 janvier 2025
Sources images: Arte © Collections CINEMATEK – Fondation Chantal Akerman
Merci Lise
Je suis sûr que tout le monde aux Soirées ne sera pas d’accord avec votre belle critique.
Je crois que paradoxalement le film de Chantal Akerman passe mieux à la télé que Citizen Kane et tous les films virtuoses qui n’ont pas la rigueur minimaliste de la grande cinéaste belge.
Pour ma part, j’aurais peut-être choisi « India Song » comme meilleur film de tous les temps. Et comme par hasard, il y a en commun Delphine…
On pourrait aussi dire que le temps passant, comme aux Etats-Unis où Audrey vieillit mieux sur l’écran que Marilyn, en France, Delphine surpasse Brigitte en beauté…
Depuis quelques années, on peut aussi revoir ses films et redécouvrir toute l’importance de son féminisme…
Gloire à Chantal et à Delphine et aussi à vous, Lise… merci d’avoir osé écrire ce bel article
Merci Philippe,
pour ce commentaire si sensible…
Lise
Merci Lise pour cet hommage…
Me concernant, malgré mon admiration « extatique » pour Delphine Seyrig, je n’ai pas pu résister plus d’une heure à ce pensum petit bourgeois .. Dommage ?
Assumons nos faiblesses …
Alors essayez sur Arte.tv « Les Golden Eighties », « Un divan à New York », etc… car Chantal n’est pas seulement l’autrice de « Jeanne Dielman » même si c’est son film
le plus révolutionnaire…
J’ai regardé la première heure avec bonheur en admirant la cinéaste et les interprètes mais ensuite, je me suis fatiguée même si je revoyais le statut de la femme de cette époque admirablement rendu et j’ai arrêté en me disant que c’était une véritable oeuvre cinématographique mais que sur un petit écran cela ne tenait pas la distance. On a besoin d’être immergé.e pour ne pas décrocher.