Si l’on croyait tout connaître de Barbara (1930-1997), voici que le spectacle “Barbara, mémoires interrompus”, à l’affiche du Studio Hébertot, nous détrompe joyeusement. Il ne s’agit guère ici d’un énième récital en hommage à la chanteuse, mais de la première adaptation à la scène de ses mémoires inachevés “Il était un piano noir…”. Une adaptation partielle s’entend, du côté de l’intime, car la comédienne et adaptatrice Catherine Pietri a choisi de se focaliser sur les années de jeunesse de l’auteure-compositrice-interprète, d’évoquer non pas la légende, mais l’artiste en devenir. Dans ce seule-en-scène à la première personne, elle revient sur les années fondatrices, les blessures et les épreuves traversées par la jeune Monique Serf, et la force de caractère exceptionnelle dont elle fit preuve dans sa détermination à chanter coûte que coûte et devenir la longue dame brune que chacun connaît. Ce spectacle est aussi une leçon de vie et de courage.
Déjà 27 ans que la “femme qui chante” s’en est allée… … Depuis, les hommages se succèdent, plus ou moins heureux. Anniversaire oblige, l’année 2017 fut particulièrement faste avec la très belle exposition de Clémentine Deroudille à la Philharmonie de Paris, le film fort réussi de Mathieu Amalric, et le récital de Gérard Depardieu, son partenaire de “Lily Passion”. À souligner également, en 2023, un bel hommage détourné et original de Pauline Chagne avec la pièce “Moi aussi je suis Barbara” dans laquelle la comédienne interprétait une jeune femme qui s’échappait de sa famille de névrosés en se prenant pour la chanteuse et, dans un mimétisme confondant, mêlait chansons et verbatims de Barbara.
Si Catherine Pietri a des airs de ressemblance avec Barbara (silhouette fine et élancée, cheveux noirs et courts), la comédienne n’a pas cherché à jouer la carte du mimétisme. Bien au contraire. Elle a évité tout ce qui pourrait la relier artificiellement à la chanteuse, mais s’est appropriée le personnage de l’intérieur, en cherchant sa vérité profonde. Ici pas de tenue entièrement noire, de paupières ourlées de khôl ou de grosses lunettes (elle en manipule juste une paire brièvement, dans un clin d’œil). Sur scène, pas de piano, ni de rocking-chair ou de magnétophone. C’est vêtue d’un large pantalon noir et d’un chemisier blanc noué à la taille, une lanterne à la main, que la dame fait son entrée en scène, dans une adresse directe au public. Elle raconte qu’enfant, elle se rêvait pianiste chantante, nous confie sa vie imaginaire et ses souvenirs intimes. Le ton est vif et alerte. A ses souvenirs se mêlent ses impressions, ses sentiments, la peur. “Mais de quoi ? ” dit-elle. “Nous n’avons pas été déportés, nous n’avons pas porté l’étoile jaune.” Elle raconte en vrac la guerre, l’exode, l’enfance et ses stratagèmes, le baigneur qu’elle échange contre du Zan dont elle raffole, l’école où elle s’ennuie, la mère chérie qui lui préfère son frère, la peur du père, sa granny russe adorée, et puis sa vie qui bascule à dix ans et demi lorsque son père abuse d’elle… Elle raconte encore: la fugue à seize ans à la gendarmerie, puis Vitruve, le départ du père, la liberté, les revues, Bruxelles, la faim, le boulevard Anspach où elle s’apprête à se prostituer, la rencontre avec Charles Aldoubaram qui la sauve de la catastrophe, Monsieur Victor qui la ramène à Paris dans sa Chrysler noire, et puis “Nantes” dont elle fera l’une de ses plus belles chansons…
Catherine Pietri, dont la palette de jeu est à saluer, ne raconte pas la vie de Barbara, mais incarne une femme qui est Barbara, qui va devenir Barbara. Vous l’aurez compris, ici pas de chansons, mais une œuvre littéraire forte et poétique, drôle et pudique à la fois, comme le personnage. Une femme entière, libre, fantasque, gaie malgré les traumatismes, et si terriblement attachante …
La mise en scène tout en subtilité de Frédéric Constant et l’astucieuse scénographie de Guillaume Junot, par leur approche allégorique, sont également à saluer. Un porte-manteau, une chaise, une table, un fauteuil en osier carré (clin d’œil au fameux rocking-chair), une lampe… tels de discrets accessoires habitent l’univers mental de la chanteuse. Rien de concrètement défini, de vraiment réaliste. Une arche de fleurs projetée sur le mur du fond ou un store sur lequel est projetée la vue d’un jardin à travers une fenêtre viennent, par petites touches, poétiser la scène, s’avérant du plus bel effet. Le calvaire de l’inceste est, lui aussi, suggéré avec une infinie délicatesse, et notamment à travers une scène de mime chorégraphiée aussi harmonieuse qu’émouvante. Le spectacle se clôt en beauté avec une Barbara qui, à 67 ans, se dit en paix en contemplant son jardin et nous délivre ainsi un merveilleux message d’espoir. Une petite voix guillerette se fait alors entendre “Y a un arbre, je m’y colle Dans le petit bois de Saint-Amand…” Beau et bouleversant !
Isabelle Fauvel