Musicien lui-même à ses heures, Ossip Zadkine aimait bien adjoindre à ses personnages sculptés, un instrument évoquant quelque chose comme une lyre ou une mandoline. Dans l’essai quasi-achevé en trois dimensions de son Apollinaire dans les années 40, il avait ainsi bardé le poète, pourtant loin d’être un féru de solfège. Sa statue d’Éluard réalisée au début des années cinquante et visible au jardin du Luxembourg, comporte également un instrument à corde. Et a fortiori, si sa sculpture figurait celle d’une musicienne (ci-contre), l’adjonction d’un appareil, dans sa représentation, devenait obligatoire. Ayant vécu jusqu’à l’âge de 79 ans (en 1967), il aurait aussi bien pu faire une représentation du buste de Charles de Gaulle avec une guitare électrique en bandoulière, mais sans doute par étourderie, il a omis. C’est dans son ancien atelier du 100 rue d’Assas, petit coin charmant de ruralité parisienne, planqué derrière un immeuble, que se tient en ce moment une exposition mettant en scène l’amitié ayant rapproché Zadkine et Modigliani jusqu’en 1919, quelque chose ayant cassé plus tard.
La fracture entre les deux hommes était due d’une part à la mobilisation de 1914, laquelle mit un terme au hasard des incorporations à un lien régulier, à la fois fraternel et artistique. Zadkine venait de Vitebsk dans l’actuelle Biélorussie. Tandis qu’Amedeo Modigliani lui, venait de Livourne en Italie où il était né en 1884, dans une famille juive comme Zadkine. Ce dernier ne débarquera à Paris qu’en 1910 alors que son futur ami était sur place depuis 1906, fréquentant très vite les artistes de Montmartre. L’un et l’autre pratiquaient la sculpture avec des exécutions au style très sûr, détaché de l’académisme bon teint. Mais patatras (enfin pas pour tout le monde) Modigliani rencontra le marchand Paul Guillaume en 1914, lequel conseilla à l’artiste de produire surtout des dessins et des peintures avec son style ovoïde, étiré, identifiable comme une signature. Si bien qu’à la fin de la guerre, le succès sera là, Zadkine dénonçant la voie spéculative empruntée par son ami. La divergence ne fut pas minime, puisqu’en 1920, à l’enterrement de Modigliani disparu précocement, Zadkine ne fit pas le déplacement. D’où le clin d’œil actuel du musée visant à réconcilier artificiellement les deux hommes. Initiative d’autant plus justifiée qu’Ossip avait tout de même conservé chez lui comme un bien précieux, le portrait que son ami avait fait de lui. Zadkine parlait dans ses mémoires de son compagnon comme d’un « authentique bourgeon parnassien qui n’a pas duré longtemps ».
Les locaux du 100 bis rue d’Assas sont étroits et il faut parfois attendre un peu et prendre du recul, afin de goûter comme il convient le raffinement des œuvres exposées, qu’il s’agisse de l’un (ci-contre une œuvre d’Amedeo) ou de l’autre. Côté sculptures, Zadkine a logiquement la part belle n’ayant pas abandonné la discipline, mais on compte également une tête de femme en calcaire, dans un style néo-mérovingien assez convaincant, signée Modigliani et prêtée par le Centre Pompidou. Ce qui peut amener le visiteur à regretter secrètement les conseils de Paul Guillaume et l’abandon par Modigliani de son travail sculpté.
La notoriété de l’Italien compte sûrement beaucoup dans la fréquentation, quelque peu inhabituelle en volume, de cette exposition. Par ailleurs, le succès d’un artiste se mesurant souvent avec l’intervention des faussaires sur le marché, on notera que la scénographie comporte un faux Modigliani très habile, toile qui trompa un temps les meilleurs avant que de fines analyses, portant notamment sur les pigments utilisés, ne dévoilent la supercherie. Mais il est des faux qui pourraient susciter, mezza voce, des compliments justifiés.
Un peu d’élégance et de calme font du bien à l’âme tandis que le monde extérieur est entré en phase éruptive. L’exposition ne manque pas de bonnes surprises faisant office de diversion thérapeutique, tel ce cliché par Man Ray, du masque mortuaire de Modigliani moulé par Moïse Kisling. Le photographe ne l’avait pas connu mais au fond, vu le soin mis dans le tirage, c’est tout comme, c’est que l’on appelle un lien posthume.
Le parcours comporte la visite de l’atelier de Zadkine avec une tête d’homme aux yeux de plomb tout à fait admirable, datant de 1918: elle vaudrait le déplacement quand bien même il n’y aurait qu’elle. Et au sortir de l’atelier, tout de suite à gauche dans le jardin, figure la fameuse sculpture-portrait de Guillaume Apollinaire, à l’état de projet très avancé. Ce jour de visite, Paris connaissait un épisode d’hiver précoce et Apollinaire se voyait comme en apesanteur, nimbé de flocons mouillés. Il s’agit de la donation d’une certaine Valentine Prax, artiste que Zadkine avait épousé en 1920, avec Foujita comme témoin.
PHB