Edgar et Dimitri

Quel bonheur de retrouver le petit génie là où on l’avait entendu il y a trois ans! C’était en décembre 2021 à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique, comme il faut dire maintenant (voir mon article du 6 décembre 2021). Soyons honnête: son visage d’ange du bizarre, sa crinière touffue, sa maturité exceptionnelle en faisaient presque un objet de curiosité depuis pas mal de temps. Le terme de génie, si galvaudé, s’applique si bien à cet Edgar Moreau, violoncelliste de trente ans, ayant accumulé depuis son premier concert à onze ans, dans le Concerto de Dvorak, une palanquée de récompenses: à quinze ans, prix du Jeune Soliste au concours Rostropovitch, à dix-sept ans deuxième prix du concours Tchaïkovski à Moscou, « Prix de la révélation instrumentale » en 2013 puis « Prix du soliste instrumental » en 2015 dans le cadre des Victoires de la musique classique. Sans oublier son titre de lauréat des « Young Concert Artists » new-yorkais en 2014, véritable tremplin international, remporté à vingt ans.

Il a commencé immédiatement à faire le tour du monde, avec son précieux Tecchler de 1711 aux chauds reflets, tandis que l’on continuait à se demander comment il en est arrivé là, lui qui est né dans une famille n’ayant rien à voir avec la musique. Pas de « papa Mozart » comme professeur mais un papa antiquaire, et une sorte de révélation lorsqu’il découvre à quatre ans, par hasard, dans une boutique, une petite fille jouant du violoncelle. A quatre ans, vraiment? Faut-il le croire? Apparemment, puisqu’il va donner son premier concert à onze ans.

Peut-être faut-il trouver la clef du mystère dans le CD d’Edgar Moreau appelé « Transmission » (image d’ouverture), sorti en 2021: « Je porte depuis toujours en moi l’amour de la musique des grands compositeurs juifs, et plus généralement la musique d’inspiration hébraïque », nous dit-il. Lourd héritage qu’il porte légèrement, lui venant de sa mère d’origine juive polonaise, descendant assez lointainement de Bartok.  Alors, tout s’explique… Inutile de donner la liste des orchestres et des maestros avec lesquels il a fait le tour du monde depuis dix ans, mais on peut préciser qu’il est depuis plus d’un an professeur de violoncelle au Conservatoire de Paris (CNSMD). Fort heureux de transmettre sans tarder (Ciel ! Déjà trente ans !) la brillante tradition de l’école française de violoncelle s’appuyant sur une technique très solide, en particulier celle de la main droite tenant l’archet. Quant à lui, il possède aussi une main gauche exceptionnellement puissante.

Le concert du 7 novembre dernier à la Maison ronde s’annonçait comme un triple anniversaire. Edgar n’a pas oublié qu’on l’a accueilli in situ dès ses débuts, puis pour l’ouverture du nouvel auditorium il y a dix ans, et se souvient aussi d’avoir fait ses débuts parisiens avec le National (Orchestre National de France) vers dix-sept ou dix-huit ans, même si c’était au Théâtre des Champs-Elysées : « Je suis très heureux de jouer ce soir le Concerto n°1 de Chostakovitch en compagnie du chef Andrès Orozco-Estrada, que je connais bien, et avec l’Orchestre National de France. Cet orchestre m’a vu grandir, c’est avec lui que j’ai fait mes débuts parisiens ! « 

Pour nous, les spectateurs, c’était la fête de le retrouver dans le Concerto pour violoncelle n°1 de Dimitri Chostakovitch, sachant que c’est un sommet du genre, que le compositeur l’avait dédié à Rostropovitch, et qu’Edgar l’avait pratiqué depuis toujours. L’œuvre date de 1959, époque où Chostakovitch ne craignait plus les rigueurs du régime, mais la pointe de cynisme qui l’imprègne ne peut faire oublier totalement le passé. Notre ange du bizarre aborde le premier mouvement Allegretto de façon énergique et vive, en résonance avec l’orchestre et le cor très présents. Les trois mouvements suivants s’enchaînent sans aucune pause, le troisième ou Cadenza consistant en un récital à lui tout seul: seul le violoncelle d’Edgar, sa voix unique, emplit l’espace pendant plus de dix minutes, déroulant ses cadences angoissées qui nous laissent le souffle court, pour finir dans un « finale » endiablé où le rejoint l’orchestre.

Par comparaison, la Cinquième symphonie de Chostakovitch donnée après l’entracte fait un peu figure de parent pauvre, car on est encore tout pénétré des accents qui précèdent. Cette symphonie date de 1937, période de grand trouble pour le compositeur, son opéra « Lady Macbeth de Mtzensk », pourtant très populaire, ayant déplu au Chef suprême. Brusques alternances de « forte » et de murmures, cuivres tonitruants, grincements et ironie, maestro un peu trop agité, peu importe. Le moment inoubliable est gravé au fond de notre cœur.

Lise Bloch-Morhange

Orchestre National de France, Auditorium de Radio-France, 116 avenue du président Kennedy, Paris 16
Post scriptum: La campagne de financement participatif  « Grandir sur scène » a commencé le 21 novembre au  profit des projets de l’excellente Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Chaque année, cette maîtrise réunit une centaine de jeunes, âgés de 8 à 25 ans, issus de tous horizons, en leur offrant une formation pluridisciplinaire d’excellence aux arts de la scène. https://soutenir.opera-comique.com/project/grandir-sur-scene

 

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans Musique. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Edgar et Dimitri

  1. FARDET dit :

    Justesse du récit avec une plume toujours aussi alerte. Impressions partagées sur ce magnifique artiste.
    Bravo

  2. Isa Mercure dit :

    Bravo pour cet article, Lise. Il donne envie d’écouter Edgar Moreau.

  3. catherine Chini Germain dit :

    Assistant à ce concert, je ne peux que « glorifier » l’interprétation d’Edgar Moreau en regrettant comme Lise qu’il n’est pas jouer pendant des heures…..
    Merci
    Lise

  4. Ariane Chabrol dit :

    Je ne peux que regretter d’avoir manqué une telle soirée. Merci Lise pour ce beau texte.

Les commentaires sont fermés.