La scène contemporaine suisse ne cesse décidément de nous étonner ! Après le décapant “Cécile” de Marion Duval (1), voici que la comédienne-metteuse en scène Julia Perazzini nous offre, dans un autre genre, une performance tout aussi bluffante. “Dans ton intérieur”, spectacle auto-mis en scène, interroge le rôle joué par le regard des autres dans la quête identitaire de l’artiste suisse. Après “Le Souper” (2019), où elle imaginait une rencontre avec son frère aîné décédé avant sa naissance, l’artiste part en quête d’un autre membre fantôme de sa famille: le grand-père paternel italien dont elle porte le nom et qu’elle n’a jamais connu. La comédienne y expérimente le dispositif de l’investigation et incarne tous les personnages de cette épopée, faisant de son outil de recherche artistique un moyen de connexion avec les autres et elle-même. Brillant !
Tout a commencé un jour d’automne 2017, nous explique la voix enregistrée de Julia Perazzini, alors que la comédienne investit tranquillement le plateau. “Après une représentation parisienne d’une pièce dans laquelle je jouais à la Maison des Métallos, une femme, Estelle, est venue me parler. Elle m’a dit avoir beaucoup aimé la pièce mais qu’elle n’était pas là pour cela : elle était venue pour me rencontrer, car sa mère s’appelait Perazzini avant de se marier, et qu’elle était triste de ne pas porter ce nom, qu’elle le trouvait fantastique. Moi je n’avais jamais trop aimé ce nom, puisqu’il n’avait aucune consistance, aucune histoire, il représente plutôt une sorte de trou dans mes origines. Il me fait passer partout pour une Italienne, alors que je ne connais pas cette branche de ma famille. C’est comme si cela n’existait pas, je me sens donc toujours une “fausse” italienne.” Poussée par Estelle à retrouver la trace de ce mystérieux grand-père, que son propre père n’a quasi pas connu et dont il n’a aucun souvenir, Julia questionne sa grand-mère. Qui était donc ce Monsieur Perazzini dont elle était tombée enceinte si jeune et qu’elle avait rayé de sa vie ? Que s’était-il passé ? Avare d’informations, la vieille dame n’est pas d’une grande aide. Julia apprend seulement qu’il était né à Milan, se prénommait Giancarlo et aurait vécu une partie de sa vie à Paris après s’être séparé de la grand-mère de Julia. Mais, d’ailleurs, est-il seulement mort ? Nul ne le sait. Au décès de sa grand-mère, Julia se lance dans des recherches généalogiques et mène une enquête de plusieurs années.
Pendant ce préambule explicatif, la comédienne investit le grand plateau blanc : sur la moquette blanche, trois grands coffres également blancs, ressemblant à des contenants isothermes, qui s’avèreront renfermer les costumes et accessoires du spectacle. La jeune femme va de l’un à l’autre, d’un pas tranquille, et en sort précautionneusement une infinité de sacs à mains, de tailles, de formes et de couleurs variées, qu’elle dépose minutieusement sur le sol jusqu’à occuper la totalité de la scène. Elle est chez sa grand-mère tout juste disparue, “dans son intérieur”, et tous ces sacs sont ceux de la vieille dame, tous des contrefaçons de grandes marques de luxe (Vuitton, Dior, Chanel, Gucci…).
C’est en incarnant sa grand-mère, le seul passage, le seul lien biologique vers ce grand-père évaporé, que Julia trouvera peut-être des réponses à ses questions… La jeune femme se glisse alors littéralement dans la peau de son aïeule, enfilant par-dessus sa brassière et son short legging une large jupe noire, un ample polo vert émeraude, des pantoufles roses trop petites pour elle et un manteau de fourrure d’un autre temps. D’immenses lunettes et une perruque blanche viennent parfaire la transformation. La silhouette fine et élancée de Julia ploie tout doucement sous le poids des ans, sa voix se fait autre… La comédienne qui a travaillé, pour ce projet artistique, avec l’auto-hypnose, et maîtrise l’art de la ventriloquie à la perfection, fait montre d’un talent de transformiste impressionnant. Sans jamais forcer l’imitation, elle incarne tous les personnages rencontrés au cours de sa recherche, de la secrétaire de mairie à celle des pompes funèbres, en passant par le commissaire de police, un couple de gardiens de chevaux âgés, ou encore un médium. Nous la suivons, de coups de fil en rencontres, dans les méandres administratifs et familiaux d’une recherche qui la mènera jusqu’au Canada.
De cette quête émerge en creux le portrait morcelé d’un homme peu aimable, assez solitaire, qui aurait lui-même choisi d’échapper à sa famille. Giancarlo est devenu Jean-Charles, un homme dont Julia aurait hérité du physique élancé. L’absent s’est peu à peu concrétisé, permettant à la jeune femme de combler les trous de son histoire familiale. Inutile désormais de lever totalement le voile sur ce grand-père qui ne fut longtemps qu’imaginaire, relevant quasi du domaine de la fiction.
En interrogeant de la sorte les récits qui nous constituent, Julia Perazzini nous interpelle avec force et fait basculer son histoire personnelle dans un espace de projection collectif. Un très beau spectacle sur la quête d’identité porté par une remarquable comédienne !
Isabelle Fauvel